Le 29 juin 1812, après midi, je partis du fort Astoria dans une pirogue avec MM. Crooks et Macclellan et quatre engagés. Ayant beaucoup de choses à arranger pour la longue course que nous allions entreprendre, nous nous arrêtâmes à quatre milles au-dessus d'Astoria.
MM. Hunt, Macdougall et Soule, capitaine du Beaver, nous avoient accompagnés jusqu'à une certaine distance; nous voyagions de compagnie avec MM. Mackenzie, D. Stuart et Clarke; ils avoient deux grands canots et neuf pirogues, et alloient, avec sept commis, trente-deux Canadiens et douze insulaires de Sandwich, former un établissement dans l'intérieur en remontant le fleuve.
MM. Lewis et Clarke avoient construit, en 1806, sur les bords de la Columbia, le fort Clatsop pour y passer l'hiver. Il étoit au sud-est du lieu où nous sommes; il est tombé en ruines; on n'en a pas tiré parti, à cause de sa situation désagréable au milieu de marais et de bourbiers; mais l'immense quantité d'élans et d'oiseaux aquatiques sauvages qui fréquentent ce lieu en hiver compense bien cet inconvénient.
La largeur de la Columbia, devant Astoria, est de six milles; mais, au-dessus et au-dessous, elle est du double plus considérable. Ce fort est extrêmement bien situé à l'extrémité sud-est de la pointe George, sur une éminence, à 150 pieds d'un port excellent pour les navires au-dessous de 200 tonneaux. Nos fortifications sont entourées de palissades longues de dix-sept pieds; deux bastions, dont les feux se croisent, ajoutent à la force des remparts. La place forme un parallélogramme de 80 pieds sur 75. L'intérieur renferme un magasin à deux étages avec une bonne cave et un magasin à poudre, une maison à un étage, une boutique de forgeron et un grand hangar pour les charpentiers; on doit, l'hiver prochain, agrandir les fortifications, élever une seconde maison et un autre magasin.
Les Tchinouks et les Clatsops sont les tribus les plus voisines du fort. Les premiers comptent 214 combattans, les autres 180. A quarante milles au nord, le long de la côte, habitent les Tchéilichs, qui ont 234 combattans, et, à peu près à la même distance au sud, les Callemax qui en ont 200. Ces quatre peuplades viennent directement au fort avec les pelleteries qu'elles ont à vendre, qui sont généralement des loutres de mer, des castors, des loutres ordinaires, des ours, des peaux d'élan et d'ondatra passées; elles apportent aussi du saumon et des racines. Cependant les Tchinouks sont plus spécialement les agens intermédiaires entre les blancs et les tribus de l'intérieur, notamment celles du nord.
On trouve des bêtes fauves et quelques ours dans les environs du fort; mais l'élan est presque le seul animal qui habite le pays le plus proche de la côte; et, tant qu'il y existera des broussailles, il y restera. Le canton est d'ailleurs tellement inégal et couvert de bois, qu'il est souvent difficile d'apercevoir quelque chose à plus de trois cents pieds de distance, et les broussailles touffues procurent au gibier un asile impénétrable, de sorte que les efforts des chasseurs sont rarement couronnés de succès; enfin, du milieu d'octobre au milieu de mars, les pluies continuelles empêchent de tenir les armes en bon ordre dans les forêts.
Tout le pays, le long de cette côte, est singulièrement raboteux et montagneux; je pense que les nuages qui se rassemblent sur ces hauteurs, en se réunissant à celles qui viennent de l'Océan, doivent occasionner l'abondance des pluies; elles sont fréquemment accompagnées d'éclairs et de coups de tonnerre épouvantables. Pendant le reste de l'année, le temps est très - beau et très - sec. Les rosées sont abondantes pendant le printemps, l'été et l'automne, et suppléent alors au manque de pluie. Cependant l'atmosphère est, durant ces saisons, chargée d'humidité qui ne diminue en rien sa salubrité, car les indigènes et les étrangers dorment en plein air sans en éprouver le moindre inconvénient. Les brouillards sont très -communs dans le voisinage de la côte, surtout au printemps et en automne, toutefois ils ne durent que quelques heures de la matinée; et, comme ils ne sont composés que de particules aqueuses, il m'a semblé qu'ils ne sont pas, comme les nôtres, nuisibles, soit à la santé des hommes, soit à la végétation. Les vents du sud et du sud-est amènent généralement de la pluie, et ceux du nord au sud-ouest du beau temps; ce sont des indications infaillibles qui servent aux indigènes à prédire l'état de l'atmosphère. Depuis la mer jusqu'à la chaîne des Rocky - Mountains, il tombe peu de neige en hiver, elle fond presque toujours à l'instant même; il est très - rare de la voir rester sur la terre plus de deux à trois jours, excepté sur les plus hautes cimes des montagnes. Celles - ci en sont constamment couvertes, et on les distingue de très - loin à leurs flancs blanchis qui offrent un coup d'œil remarquable.
La douceur de la température dont ce pays jouit presque constamment doit beaucoup dépendre de la suite des vents qui se font sentir sur le grand Océan du 20e au 30e parallèles nord. Leur effet n'est pas moins agréable en été, car ils rafraîchissent l'air au point qu'à l'ombre on n'est jamais incommodé par une transpiration trop forte, et que l'habillement des habitans est le même dans cette saison que pendant l'hiver.
La différence de la végétation entre les cantons voisins de la côte et ceux de l'intérieur dépend moins de la diversité du climat que de celle du sol. Celui de la côte est généralement maigre, d'une couleur brune tirant sur le rouge, friable, et, dans quelques parties, argileux, mêlé de gravier. Dans l'intérieur, ou plutôt dans les vallées des Rocky-Mountains, le terrain est généralement de couleur noirâtre, jaune dans quelques endroits, et fréquemment mélangé de marne et de substances marines en état de décomposition; cette qualité de sol atteint à une grande profondeur, comme on le reconnoît dans les ravines et sur les bords des rivières. La végétation est naturellement plus vigoureuse et plus abondante dans ces vallées que dans le voisinage de la côte.
Les arbres que j'ai aperçus dans mes promenades sont la sapinette noire et le hemlock - spruce (1), le cèdre rouge et le cèdre blanc (2); tous acquièrent des dimensions prodigieuses; j'en ai vu qui avoient 35 pieds et même 47 pieds de circonférence, et 250 à 300 pieds de hauteur: on trouve aussi le chêne blanc, le frêne blanc et à feuilles de sureau (3), le peuplier de Canada, le saule et quelques noyers. Les arbustes aromatiques et autres buissons sont très - nombreux, de même que les groseillers, les fraisiers, les framboisiers de deux espèces, l'une à fruit jaune, l'autre à fruits très - gros et très - savoureux; les sorbiers, les genevriers, les cerisiers sauvages, les airelles, les canneberges, et beaucoup d'autres arbres et arbrisseaux à baies. Les plantes grimpantes ou rampantes sont très - communes dans tous les halliers, entre autres une espèce de vigne qui a de belles fleurs à pétales rouges tachées de blanc
(1) Abies nigra; abies Canadensis.
(2) Juniperus virginiana. Cupressus Thyoïtdes.
(3) Fraxinus americana F. Sambucifolia.
en dedans, longues de trois pouces, et des feuilles ternées d'un beau vert, de forme ovale; elle grimpe sur les arbres comme le lierre, mais sans s'y attacher. Arrivée au sommet, elle en descend perpendiculairement, s'étend d'un arbre à un autre, et finit par ressembler aux cordages d'un vaisseau; elle est plus tenace et plus flexible que le saule; on en trouve des tiges qui ont 250 à 500 pieds de long. Les Indiens eu font des paniers dont la texture est si serrée, qu'ils tiennent l'eau et servent à divers besoins du ménage.
Les principaux quadrupèdes que j'ai vus sont le mousou ou élan (1), le cerf du Canada, le cerf mulet, le cerf de la Louisiane, l'ours noir et l'ours gris, l'antilope, le chamois, le castor, la loutre de mer et la loutre de rivière, l'ondatra, le renard, le loup, quelques jaguars, etc. Les indiens n'ont d'autres animaux domestiques;.que des chevaux et des chiens.
Les oiseaux terrestres et aquatiques sont extrêmement nombreux; je citerai, parmi les plus remarquables, le cygne, l'oie sauvage, plusieurs espèces de canards, le pélican, le héron, les mouettes, la bécassine, le courli, l'aigle, le vautour, la corneille, le corbeau, la pie, le pic, le pigeon biset, la perdrix, le faisan, et une infinité d'oiseaux chantans.
(1) Ou Moose deer des Anglois.
Les rivières sont très - bien fournies de saumons, d'esturgeons, de truites, de congres et d'éperlans excellens.
Les reptiles sont rares; les seuls venimeux sont le serpent à sonnettes et un autre à raies noires, jaunes et blanches, mêlées quelquefois de brun; les plus grands que j'aie vus n'avoient pas plus de quatre pieds de long. D'autres serpens doivent sans doute habiter les marécages; mais ils ne sont pas dangereux: il y a aussi des grenouilles, des crapauds, et une espèce de lésard qui vit sous terre dans les plaines; il a, jusqu'à la naissance de la queue, neuf à dix pouces de long et trois pouces de circonférence; sa tête est triangulaire, couverte de petites écailles carrées; celles de la partie supérieure du corps sont vertes, jaunes, noires et bleues; il a, aux pieds, cinq doigts armés d'ongles très - forts; la queue est ronde, de même longueur et de même couleur que le corps.
La côte près de l'embouchure du fleuve est fréquentée par des loutres de mer et quelques castors épars. Les Indiens, soit inexpérience, soit indolence, ne s'occupent guère de la chasse de ces animaux; quoiqu'ils n'aient, pour se nourrir, que du poisson, des racines, et les animaux qu'ils peuvent tuer. On ne prend pas beaucoup de saumons avant la fin de mai; mais, depuis cette époque jusqu'au milieu d'août, on peut s'en procurer une quantité très - considérable; ce sont les meilleurs poissons que j'aie jamais mangés: Les Indiens les prennent dans les endroits peu profonds avec des filets faits d'orties. Depuis le mois d'août jusqu'en décembre, est la saison du Dog tooth Salmon (saumon à dents de chien), très - inférieur à l'autre; nous l'avons nommé ainsi, parce qu'il a un double rang de dents extrêmement aiguës et longues d'un demi-pouce au moins. On les tue ordinairement à coups de lance dans de petits ruisseaux; on les fume, et on les garde pour la provision pendant lés mois de disette, qui sont janvier et février; ensuite vient le temps des esturgeons et othlécans. Les premiers se prennent quelquefois avec la lance, plus souvent à l'hameçon et à la ligne; les derniers se pêchent au filet en poche. L'othlécan est long de six pouces et ressemble un peu à notre éperlan; il est d'un goût exquis et si gras, qu'il brûle comme une chandelle, et que les Indiens s'en servent souvent pour s'éclairer.
Je n'ai pas eu des occasions suffisantes ni une connoissance assez profonde du langage des Indiens de ce pays pour m'instruire parfaitement de leur religion, ou plutôt de leurs superstitions. Tout ce que j'ai pu apprendre, c'est qu'ils se représentent l'Être-Supréme comme un oiseau prodigieux qui habite le soleil, et qu'ils nomment Oth-lath-gla-gla; ils le regardent comme un esprit bon et tout-puissant; ils le considèrent comme le créateur de toutes choses, et lui attribuent le pouvoir de prendre à son gré toutes sortes de formes et de figures; mais ils pensent que, dans les occasions extraordinaires et importantes, il revêt celle d'un oiseau, planant dans les régions de l'atmosphère, et versant dans sa colère le tonnerre et les éclairs sur les mortels coupables: ils lui offrent en sacrifice annuel les premiers saumons qu'ils prennent, des bêtes fauves, etc. Ils regardent aussi le feu comme un être puissant; il leur cause une crainte continuelle; ils lui offrent constamment des sacrifices, le supposant doué également du pouvoir du bien et du mal; ils recherchent extrêmement son appui, parce que lui seul peut intercéder auprès de leur protecteur ailé et leur procurer tout ce qu’ils peuvent désirer, comme des enfans mâles, une pêche et une chasse abondantes, en un mot ce qui constitue la richesse et le bien-être.
Quand ils supposent qu'un de leurs chefs est près de rendre le dernier soupir, les savans de la nation se rassemblent; le grand-prêtre et le médecin apportent et consultent chacun la figure de la divinité, c'est-à-dire de l'esprit bienfaisant de l'air et de celui du feu; ces figures sont en bois, artistement taillées, et représentent un cheval, un cerf, un castor, un cygne, un poisson, etc.; tout autour sont suspendues des dents de castor, des griffes d'ours et d'aigles. Leurs maîtres se placent avec elles dans un coin écarté de la cabane pour les consulter; il existe ordinairement entre eux une rivalité de réputation, d'autorité, de crédit; s'ils ne tombent pas d'accord sur la nature de la maladie, ils frappent violemment ces idoles les unes contre les autres jusqu'à ce qu'une dent ou une griffe en tombe: cette perte prouve la défaite de l'idole qu’il a éprouvée, et assure par conséquent une obéissance formelle à l'ordonnance de son compétiteur. Si le malade guérit, on fait aussitôt un sacrifice à l'a divinité bienfaisante, et son serviteur est libéralement récompensé; mais si le malade meurt, il n'y a ni sacrifice ni rétribution, et le mauvais succès est entièrement attribué au déplaisir de la divinité offensée.
Un ou deux jours après le décès, quelques amis du défunt emportent le corps et le déposent, avec ce qu'il avoit de plus précieux, dans une pirogue faite exprès et couverte de jolies nattes de paille; on le place ensuite sur un tréteau, ou bien on le suspend entre deux arbres dans une partie de la forêt très - écartée. Tous les amis du défunt se coupent es cheveux en signe de douleur, et, pendant plusieurs jours, ne boivent ni ne mangent; ils courent dans le village en hurlant et pleurant le défunt. Le temps du deuil passé, ce qui dure ordinairement un mois, le partage des esclaves et du reste du bien a lieu d'après la volonté exprimée par le défunt à ses derniers momens.
Quant à leur mariage, lorsqu'une belle a inspiré de tendres sentimens à un jeune homme, il épie le moment de l'entretenir en particulier, et, s'il est bien reçu, il va bientôt après à la cabane du père avec un présent considérable qu'il jette négligemment aux pieds du vieillard; alors il déclare ses intentions ordinairement par l’entremise d'un ami. Le père s'informe si la proposition est agréée par sa fille; on lui répond affirmativement; il demande tant d'esclaves, de chevaux, de pirogues, etc., suivant la beauté; et les talens de sa fille, et promet un équivalent lorsqu'elle entrera en ménage. Ces préliminaires conclus, le reste du jour est consacré aux divertissemens et à la joie: on se sépare tard, et tout le monde s'en va, excepté l'amoureux, qui se glisse chez sa belle, et y reste jusqu'au matin; s'ils sont contens l'un de l'autre, le mariage est définitivement arrêté; s'ils veulent rétracter leur engagement, ils le peuvent; le prisent que l'amoureux a fait à son beau-père projeté est regardé comme un équivalent suffisant de l'atteinte portée à la vertu ou à la réputation de la jeune fille. Les deux sexes paroissent également incapables de former un tendre attachement; les femmes sont très – infidèles à leurs époux. La pire des maladies est profondément enracinée chez ces peuples; elle y a été introduite par quelques-uns de nos compatriotes, qui probablement l'ont apportée des îles Sandwich, où elle a été connue de temps immémorial; mais les effets n'en sont pas si désastreux qu'on auroit pu le craindre.
La polygamie est non seulement permise, mais aussi regardée comme honorable: plus un homme peut entretenir de femmes, plus il a de pouvoir et de crédit. La première femme est toujours respectée comme l'épouse véritable et légitime par toutes les autres, qui ne sont appelées que secondes épouses; elle règle et gouverne l'intérieur du ménage: le mari a quelquefois beaucoup à faire de maintenir la paix entre tant de femmes qui ont de grandes dispositions à la jalousie; ordinairement il annonce à souper le choix qu'il a fait de celle qu'il veut honorer de sa couche, en lui disant d'aller la préparer.
L'emploi de chef n'est pas héréditaire: quiconque l'emporte par le nombre de ses femmes, de ses enfans mâles et de ses esclaves, est élu.
Dans un état social aussi imparfait que celui de ces sauvages, la justice criminelle ne peut être que très - défectueuse: les crimes regardés comme dignes de la peine capitale sont la trahison, le meurtre prémédité, et le vol d'un objet de prix; cependant quiconque est convaincu du second de ces crimes peut échapper au châtiment en composant avec les parens du défunt; mais si l'assassin ne montre aucune disposition à faire une réparation ou un arrangement, la famille lésée s'arroge souvent le droit de le poursuivre et de le punir, ou de se venger sur quelqu'un de sa parenté, parce que l'on se regarde comme tenu par les obligations les plus sacrées de soutenir, même par la violence, les droits du sang.
Un père ou un époux n'encourt aucune peine pour le meurtre de ses femmes ou de ses enfans, les lois de ce peuple le regardant comme maître naturel et absolu de leur vie. Toutefois le pouvoir de juger les différends et de punir les offenses est confié aux chefs. Leurs inférieurs les regardent comme doués de la science universelle, et investis du droit incontestable d'user de ce privilège. Mais peut - on supposer qu'un grossier habitant des forêts et des montagnes, depourvu de principes et de connoissances, résoudra convenablement des contestations embarrassées, ou appliquera exactement les peines aux délits? Au contraire, plus il suit son caprice, plus il tient ses sujets dans la soumission. C'est pourquoi l'innocence, sans la faveur du chef, ne met pas en sûreté, et les crimes, même les plus atroces, ne font courir aucun danger quand le juge est décidé absoudre.
Leurs principales armes sont l'arc et les flèches, ainsi que des masses d'os et de fer, et quelques fusils qu'ils recherchent beaucoup. Tous ces Indiens qui n'en ont qu'un petit nombre redoutent tellement les effets de cette arme, qu'une douzaine suffit pour décider les combats les plus opiniâtres. Quand il s'élève une querelle entre deux tribus, elles fixent le jour et le lieu où la difficulté sera décidée en bataille rangée; ils choisissent généralement les bords d'une rivière; le nombre des tués et des blessés n'excède jamais une demi-douzaine. Si un nombre égal tombe de chaque côté, la guerre est terminée; autrement le vainqueur doit recevoir une compensation en esclaves, etc.: les hostilités recommencent un autre jour. Ils font rarement des prisonniers; quand cela arrive, ils les traitent bien, et ne les réduisent jamais en esclavage. Les esclaves leur viennent dés tribus de l'intérieur qui sont beaucoup plus féroces. Mais, fort heureusement, leurs troupes ne sont qu'un ramas d'hommes indisciplinés incapable de tenir tête à des Européens cinq fois moins nombreux. En général il y a peu de sang répandu dans tous ces engagemens; quelquefois ils durent deux et même trois jours entre deux corps de 600 hommes, et se terminent par une déroute complète.
Les excursions de pillage sont les exploits que ces peuples aiment le mieux; ils se réunissent à cet effet en troupes qui excèdent rarement une soixantaine d'hommes, et tombent sur leurs ennemis et quelquefois même sur leurs amis. Quand ils ont le bonheur de surprendre un parti peu nombreux, ils massacrent tous les hommes, et emmènent les femmes et les enfans en esclavage. Ils emportent le reste de leur butin sur des chevaux, chaque homme en ayant deux ou trois pour ces sortes d'expéditions.
Quoique les peuples des contrées que nous avons traversées aient, dans mon opinion, une origine commune, ils offrent des différences très - grandes de taille et de physionomie. Ceux que leur bonne étoile, car on peut se servir de ce terme, a placés à l'est de la chaîne des montagnes dans les plaines à bison, sont généralement très - grands, bien proportionnés, extrêmement forts et actifs; leur taille est de cinq pieds huit pouces à six pieds deux pouces, tandis que les Indiens misérables qui habitent à l'ouest des montagnes sont communément au-dessous de la taille moyenne, indolens et maladifs; leur complexion est évidemment altérée par leur mauvaise nourriture habituelle et le manque de bons vêtemens; toutefois il est très - rare de trouver parmi eux des individus contrefaits, non, comme l'ont prétendu quelques écrivains, qu'ils aient la cruelle coutume, de faire mourir les enfans qui naissent difformes, mais parce que, suivant mon sentiment, ils laissent à la nature le soin de les former, sans gêner ses opérations par un emploi impropre de bandages, de corps, de corsets, etc.
Ils ont le visage rond, les yeux petits et vifs, le nez large et aplati, la bouche jolie, les dents unies et blanches, la jambe bien faite, les pieds petits et plats. Dans leur enfance, on leur aplatit le sommet de la tête et le front par le moyen d'une planche taillée exprès qu'on leur attache sur la tête; c'est, à leurs yeux, une grande perfection, et par conséquent quiconque a la tête la plus large et la plus plate passe pour le plus beau. Ils n'ont presque pas de barbe, et l'on voit très - rarement le moindre poil sur leur visage, par le soin extrême avec lequel ils arrachent tous ceux qui paroissent. Ils regardent comme grossier et impoli d'avoir de la barbe, et, par manière de reproche, nomment les blancs longues barbes. Ils ne souffrent pas non plus le moindre poil sur les autres parties de leur corps, où il est plus abondant qu'au visage. Leurs cheveux sont touffus, noirs et rudes; ils les laissent croître à une grande longueur, et les portent, soit en queue plate, soit en tresses roulées autour de la tête; ils sont aussi fiers et aussi soigneux de leur chevelure, qu'ils sont ennemis de la barbe, et on ne peut pas leur faire un plus grand affront que de la leur couper.
Ceux qui habitent l’intérieur du pays vivent principalement de la chasse, et mènent par conséquent une vie errante dans les plaines. Ils n'ont pas d'habitations fixes, tandis que ceux qui demeurent prés de la mer ne mangent que du poisson et ont de grands villages épars sur les bords des principales rivières. Leurs cabanes sont en planches de cèdre fichées en terre, et appuyées contre de gros pieux perpendiculaires unis par des traverses qui servent aussi à soutenir le toit. Leurs maisons sont assez larges pour la demeure de trois à quatre familles; la porte est placée à une extrémité; c'est une planche carrée, ou une peau de phoque tendue sur un châssis. Le foyer est au milieu de la cabane, au-dessous d'un trou dans le toit qui sert ainsi pour laisser échapper la fumée et donner du jour. De chaque côté sont des compartimens pour s'asseoir et dormir, couverts de nattes d'herbe très - propres. Les principales maisons ont un petit appartement contigu qui sert pour les bains de vapeur; on y place des pierres chaudes dans un trou creusé au centre, et l'on en élève la température en versant sur ces pierres de l'eau qui se résout en vapeur.
Ils passent une grande partie de leur vie à se divertir et à s'amuser; le chant, la danse, le jeu, forment leur diversions ordinaires. Leur chant mérite à peine ce nom, tant par la défectuosité de leurs instrumens que par leur manière de chanter; il a en soi quelque chose de dur et de désagréable à l'oreille. Leurs chansons sont la plupart improvisées ou relatives à des sujets peu importans qui frappent l'imagination. Ils ont plusieurs espèces de danses; quelques-unes sont vives, agréables et assez variées. Les femmes obtiennent rarement la permission de danser avec les hommes; elles forment leur partie à part, et dansent au son du même instrument en chantant.
Leurs jeux sont nombreux et la plupart ingénieux. Ils s'y livrent avec une fureur inconcevable; on en a vu qui ont perdu tout ce qu'ils possédoient au monde, même leur femme, leurs enfans et leur cabane. A cet égard, ils ressemblent à la plupart des sauvages de l'Amérique.
Ce sont des voleurs déterminés. Quiconque vole assez adroitement pour ne pas être découvert reçoit des applaudissemens et acquiert une grande célébrité; mais le malheureux qui se laisse prendre sur le fait, subit un châtiment rigoureux et quelquefois perd une oreille: cette mutilation passe pour si déshonorante, qu'elle ravale l'homme qui l'a essuyée à la condition des femmes; il est privé à jamais de la qualité de guerrier: Ceux dont la famille jouit d'un grand crédit, obtiennent par faveur la permission d'être les porteurs de vivres d'un parti de guerriers.
Ils chassent généralement l'élan et le cerf avec l'arc et les flèches; car les fusils sont encore rares parmi eux, et la plupart ne savent pas s'en servir; ils se réunissent en grandes troupes, entourent les animaux lorsqu'ils paissent dans un endroit convenable, tels qu'une petite prairie environnée de bois; ils se placent aux différentes avenues ou sentiers qui conduisent à ce lieu, lâchent leurs chiens qui répandent parmi les animaux effrayés une telle confusion, qu'ils se dispersent de tous côtés, et fournissent ainsi au chasseur la plus belle occasion d'exercer son adresse; car ils ne peuvent s'échapper que par les sentiers gardés par une embuscade. Les meilleurs guerriers tirent leur flèche avec une si grande force, qu'ils percent un élan ou un bison à la distance d'une vingtaine de pas. En certaines occasions ils se servent de dards, dont la nature diffère suivant les divers objets de la chasse; pour les quadrupèdes, ils n'ont qu'une pointe barbelée; pour les oiseaux, la pointe est en os légers, triple, large et barbelée, pour les phoques et les loutres de mer, la pointe est insérée dans une cavité à l'extrémité du dard; elle s'en détache au moindre effort que l'animal fait pour plonger, et reste enfoncée dans le corps. Un cordon très - long tient à cette pointe barbelée, et est noué autour de la hampe du dard qui sert de bouée pour diriger du côté où est l'animal. Celui-ci ayant à traîner cette hampe se fatigue bientôt et ne tarde pas à être pris. 'Il faut néanmoins, pour se servir de cet ustensile, une adresse peut-être égale à celle que requiert chez nous la pêche à la ligne. On se sert, pour lancer ces dards, d'une planche creusée en gouttière; ce qui met à même de les pousser avec une grande précision à une distance considérable.
La plupart de leurs pirogues sont en cèdre; quoiqu'ils n'aient pour outil qu'un petit ciseau, aucun blanc, n'importe l'instrument dont il fait usage, ne peut les égaler pour ce travail; car, si la parfaite régularité de la surface, la symétrie des parties, l'exactitude des proportions constituent le mérite de ces sortes d'ouvrages, ceux de ces sauvages possèdent ces qualités au plus haut degré. J'ai vu quelques-unes de ces pirogues aussi transparentes qu'un papier huilé, et au travers desquelles on distinguoit les différentes parties de l'intérieur. Les Indiens de ce fleuve et des environs sont les plus habiles rameurs que j'aie jamais vus. Deux à trois de ces hommes peuvent, par le temps le plus orageux, naviguer sûrement dans une petite pirogue; car, dès que celle-ci s'emplit d'eau ou chavire, ils sautent à l'eau, la redressent, la vident, y rentrent fort tranquillement et continuent leur route.
Les hommes n'ont d'autre vêtement qu'une petite robe faite de peau de cerf ou d'ondatra, et jetée négligemment sur leurs épaules; les femmes y ajoutent une frange d'écorce de cèdre attachée autour de la ceinture et descendant à deux pouces au-dessous des genoux.
On ne rencontre pas deux tribus qui parlent la même langue; mais chaque peuplade comprend ordinairement l'idiome de la peuplade avec laquelle elle confine de chaque côté, de sorte que l'on peut dire que chaque horde entend trois langages différens.
Ils habitent leur pays de temps immémorial; ils ne sont jamais tourmentés de maladies épidémiques ou contagieuses, excepté la petite - vérole, qui, de nation à nation, a pénétré à travers les Rocky - Mountains. Ses effets sont quelquefois si désastreux, qu'elle emporte les trois quarts des infortunés qui ont le malheur d'en être attaqués.
Leur manière de vivre ne leur assure pas la jouissance constante d'une bonne santé ni ne les expose d aucune maladie particulière. On suppose généralement que les hommes vivent plus long - temps dans les pays où ils ne peuvent pas se livrer à la sensualité; néanmoins j'ai trouvé peu d'exemples de longévité parmi ces Indiens; ils vieillissent en mangeant leur saumon fumé tout comme les habitans riches des grandes capitales de l'Europe en se nourrissant des mets les plus délicats. On cite souvent des exemples de longévité parmi ces Indiens; mais les blancs à qui on les raconte sont, à mon avis, plus disposés à les croire qu'à les examiner.
Ces Indiens nous ont raconté que le capitaine Gray, commandant la Columbia de Boston, fut le premier blanc qui entra dans le fleuve: la vue de ce vaisseau, quand il se présenta devant l'embouchure, leur causa non moins d'alarme que de surprise; mais quand il eut mouillé en dedans de la barre, leur consternation fut si grande, qu'ils abandonnèrent leur village, n'y laissant que quelques vieillards qui n'étoient pas en état de les suivre. Les uns s'imaginoient que le navire étoit un monstre prodigieux; d'autres supposoient que c'étoit une île flottante habitée par des cannibales que le grand esprit envoyoit pour les détruire et ravager leur pays. Un canot du navire étant venu à terre, ceux qui le montoient réussirent, par leur conduite humaine et par le don de quelques bagatelles, à persuader les vieillards de leurs intentions pacifiques; ceux-ci en instruisirent les fugitifs, et des relations amicales s'établirent aussitôt; elles n'ont, depuis cette époque, éprouvé aucune interruption.
A présent, je vais reprendre le récit de notre long et pénible voyage.
Le 30 Juin, au point du jour, chacun étoit à son poste; les pirogues ne tardèrent pas à être chargées. Un échange de souhaits pour notre santé et notre prospérité mutuelles eut lieu entre les personnes qui nous accompagnoient et celles qui faisoient partie de notre expédition s nous partîmes. A deux heures après midi, nous passâmes devant le village des Cathlamets qui contient 94 guerriers; de l'autre côté du fleuve est celui des Ouakicoms, qui en a 66. Ces derniers ne formoient dans l'origine qu'une même tribu avec les Tchinouks; mais, il y a à peu près deux générations, une dispute qui s'éleva entre le chef et son frère Ouakicom, occasionna une scission: par respect pour la mémoire de ce dernier, ses partisans prirent son nom. Quand nous eûmes fait halte et campé à la rive méridionale sur un terrain élevé, les Indiens nous apportèrent du saumon et quelques peaux de castor (15 m.).
1er juillet. —Le courant du fleuve étoit bien plus rapide que nous ne l'avions supposé; les eaux avoient beaucoup baissé, mais pas encore assez pour que nous pussions camper sur les terrains bas. D'une colline à l'autre, le pays ressembloit à un marais immense. Nos journées de marche sont par conséquent très - irrégulières, étant souvent obligés de nous arrêter de bonne heure ou de dormir dans nos pirogues, sans avoir la possibilité de trouver un espace de terre assez grand pour y allumer du feu afin de cuire nos alimens. Deux heures avant le coucher du soleil, nous sommes arrivés au poste établi, au printemps de 1810, par le capitaine Wineship, de Boston; il est à la rive gauche ou méridionale du fleuve, dans une belle position, sur une élévation de la rive, entouré de chênes blancs, de frênes, de peupliers et d'aunes qui ne parviennent pas à une grande hauteur. Ce capitaine avoit le projet d'y laisser quelques hommes avec un chef; mais j'ignore si c'étoit pour y former un établissement permanent ou simplement pour trafiquer avec les Indiens jusqu'à son retour de la côte. L'eau monta si haut, qu'elle inonda une maison qu'il avoit déjà bâtie; il s'éleva une dispute entre lui et les Tchilouits, parce qu'il en avoit mis plusieurs aux fers, les prenant pour des Tchichilichs qui, peu de temps auparavant, avoient tué l'équipage d'un cutter russe de Novo-Arkhangel. Le gouverneur de cette colonie l'avoit chargé de s'assurer de ceux de ces brigands qu'il pourroit rencontrer. Les Tchilouits firent de vigoureux préparatifs de défense, et engagèrent leurs voisins à leur prêter leurs secours pour délivrer leurs compatriotes. Le capitaine, instruit de ces démonstrations, ainsi que de l'erreur qu'il avoit commise, relâcha ses captifs, embarqua tout son monde, puis quitta, sans perte de temps, et pour toujours, les bords de la Columbia.
A la distance de trois milles plus bas, habitent les Tchilouits, peuplade de 200 hommes. Leur pays abonde en castors et en ouapatou, racine plus petite que la pomme de terre, mais qui d'ailleurs lui ressemble en tout point. On la trouve dans les marais, il n'est pas facile de l'en retirer. C'est ici que sont les meilleures et presque les seules pêcheries d'othlecans et d'esturgeons. Les Indiens prennent des quantités immenses du premier de ces poissons avec des filets en poche, depuis le milieu de mars jusqu'au milieu de mai; pour les autres, ils se servent de l'hameçon et de la ligne pendant le printemps, qui est la saison du frai. La longueur de ceux-ci est de six pieds, quelques-uns n'en ont que quatre, mais on en a vu qui arrivoient à la taille énorme de neuf à dix pieds: c'est aussi,dans ce canton qu'au printemps et en automne, est le grand rendez-vous des cygnes, des oies et des canards sauvages. Nous avions en conséquence posté au village des Tchilouits un commis et quelques chasseurs, qui, combinant la pêche avec leur occupation habituelle, nous procurèrent des vivres en abondance pendant la dernière saison (22m.).
Le 2, nous sommes arrivés à dix heures du matin, par un vent favorable, devant le Caoulitsic, rivière large de 600 pieds. L'hiver dernier, je l'ai remontée avec six hommes pendant 260 milles, tant pour diminuer le nombre des bouches au fort Astoria que pour explorer l'intérieur du pays et traiter avec les Indiens. Pendant les premiers 50 milles, l'aspect du pays indique que l'on est encore dans le voisinage du grand fleuve; mais; de ce point jusqu'à l'extrémité de la région que j'ai découverte, ce sont de belles prairies hautes, couvertes çà et là de quelques chênes, de noyers et de pins; elles fournissent des pâturages abondans à de nombreux troupeaux d'élans et de cerfs que des ours viennent quelquefois inquiéter. Cette rivière prend sa source au mont Rainier; à peu de distance du détroit dé Juan' dé Fuca, elle coule au sud avec une grande rapidité, et n'est navigable que dans un espace de 190 milles. Les castors y sont assez communs et beaux; n'ayant pu m'en procurer que deux cent soixante peaux des Lecaoulitsics, peuplade de 250 hommes, je pense que ces Indiens ignorent entièrement la manière de les prendre; ce sont des gens pacifiques, moins pillards que les habitans de la côte, mais tant soit peu fiers et insolens.
Au coucher de soleil, nous avons campé sur l'île Puget ou Gass'deer qui est très - haute; inondée pourtant dans les grandes eaux, sans quoi ce seroit un endroit très - convenable pour un établissement permanent (25 m.).
Le 3, nous avons prolongé la côte méridionale de l'île jusque vis-à-vis l'embouchure de la première branche de la belle et grande rivière nommée Ouallamat par lés Indiens, Moltnomah par Lewis et Clarke et Mackay's - river par M. D. Mackenzie qui l'a récemment remontée pendant 500 milles. Nous avons ensuite passé à l'île des Cathlapoutles. John Day, un de nos engagés, montroit depuis deux jours des symptômes de folie; il avoit même voulu attenter à sa vie. Voyant que ce malheureux avoit réellement l'esprit aliéné, je conclus un marché avec quelques Cathlapoutles pour le reconduire au fort. Il fut désarmé; et le chef de ces Indiens, que je connoissois particulièrement, l'embarqua en ma présence.
Cette première branche de l'Ouallamat a 600 pieds de largeur. Les Cathlakamaps demeurent à son embouchure, ils sont au nombre de 120 guerriers; vis-à-vis habitent les Cathlapoutles, qui en comptent 180. Sur une île de longue de 10 milles, et située un peu plus haut, habitent les Cathlanaminimins, jadis tribu puissante, aujourd'hui réduite, par la petite vérole, à une soixantaine de guerriers. La partie supérieure de l’île est occupée par les Mathlanobes, forts de 130 guerriers. De même que les tribus que je viens de nommer, ils ont beaucoup de peaux de castor et d'élans pansées.
La branche principale de la rivière qui se joint ici à la rive méridionale de la Columbia, a 1500 pieds de largeur; à 45 milles de son confluent, l'Ouallamat n'en a que 300; resserrées entre des montagnes, ses eaux se précipitent d'une hauteur de 30 pieds par-dessus un banc de rochers perpendiculaires et unis; bientôt il reprend à peu près la largeur qu'il a au-dessous de la chute, et la conserve jusqu'à une grande distance; mais, après avoir passé devant l'embouchure de beaucoup d'affluens, M. Mackenzie trouva le volume de l'Ouallamat extrêmement diminué; il fut obligé de renoncer à son entreprise, parce que quelques - uns de ses gens devinrent malades: cette rivière, n'étant pas interrompue par des rapides, coule avec une grande vitesse. Le pays voisin de la chute ressemble à celui qu'arrose la Columbia; mais, plus haut, il est d'une beauté ravissante; le sol est excellent, orné de bocages de chênes blancs, de frênes, de peupliers, de noyers noirs, de bouleaux, de coudriers et d'aunes; des collines, en pente douce, offrent, sur leurs flancs et leurs sommets, une quantité de pins suffisante pour répandre de la variété sur les plus magnifiques paysages qu'il soit possible d'imaginer. Les vallées sont habitées par des troupeaux innombrables d'élans, et les hauteurs par des cerfs et des ours non moins nombreux. Le poisson est très - rare au-dessus de la chute; les saumons et les esturgeons ne remontent que jusqu'à la première; au reste, leur absence est bien compensée par la quantité incroyable de castors qui vivent sur les bords de l'Ouallamat. Il paroît qu'elle surpasse tout ce que l'on a découvert jusqu'à présent dans telle partie que ce soit de l'Amérique septentrionale.
La première peuplade que l'on rencontre au-dessus de la chute est celle des Cathlapouyeas, que l'on suppose forte de 300 guerriers; un peu plus haut, sur un affluent oriental, habitent les Cathlacklas qui en ont 80, et au-dessus, jusqu'au point où M. Mackenzie est arrivé, les Indiens sont très - nombreux et désignés par le nom général de Chochonis; ils n'ont ni chevaux ni pirogues; quand ils veulent traverser la rivière, ils font un gros paquet de roseaux sur lequel ils se jettent, et passent ainsi à la nage; ils s'habillent principalement de peaux de castor et de cerf; ils n'ont ni villages ni habitations fixes; ils demeurent dans des cabanes qu'ils construisent pour un temps sur le bord des rivières. M. Mackenzie me raconta que leur conduite envers lui avoit été extrêmement respectueuse et obligeante.
Le cours général de la rivière est du S. S. E. au N. N. O. Nous avons passé la nuit sur un terrain haut, vis-à-vis de son embouchure.
Le courant de la Columbia avoit été extrêmement fort (25 m.) le 4. A huit milles de notre dernière station est la pointe Vancouver, où se trouve un des plus beaux points de vue de la Columbia. Une prairie magnifique qui se prolonge jusqu'aux bords du fleuve est ceinte de hautes montagnes sur lesquelles sont éparses des touffes de diverses sortes de pins. Au milieu de la prairie, un grand étang, dont l'eau est pure et limpide, abonde en poissons de différentes espèces; au printemps et en automne, sa surface est couverte d'oiseaux aquatiques.
Le QuickSand-river s'unit, 23 milles plus haut, à la rive gauche de la Columbia. C'est une rivière rapide, large de 240 pieds. Les blancs n'en connoissent pas la longueur; mais, d'après les rapports des Indiens, elle est considérable et abonde en élans, castors et cerfs. Au milieu du lit de la Columbia, vis-à-vis dé son embouchure, s'élève un banc nommé Seal-Rocks (rochers à phoques), sur lequel ces animaux viennent se reposer, et que l'on n'aperçoit que lorsque l'eau est à une hauteur moyenne. Un peu au-dessous, la Columbia reçoit à droite une petite rivière où les castors et d'autres animaux à fourrure précieuse sont communs (33 m.).
Le 5; nous nous sommes arrêtés à une petite île, à cinq milles au-dessous des rapides, afin de tout préparer pour le portage. A peu près à douze milles au-dessous de cet endroit, un promontoire escarpé s'avance à la rive gauche de la rivière; deux petites cascades se précipitent de 150 pieds d'élévation; la surface des rochers de ce précipite est unie jusqu'à cette hauteur; mais, au-dessus, elle est bizarrement découpée par des ravines, ce qui les fait ressembler à de vieilles fortifications avec des tours.
Le pays que nous avons vu aujourd'hui est extrêmement âpre, montagneux, stérile, à l'exception d'un petit nombre de prairies que fréquentent les élans et les ours.
(La suite à une prochaine livraison.)
Tome 12
(Suite et fin. — Voy. Tom. X, p. 88.)
Le 6 juillet 1812, nous espérions pouvoir franchir, avant la nuit, les rapides de la Columbia; mais les apparences de mauvais temps nous forcèrent à camper après avoir parcouru 2 milles. Effectivement il tomba des torrens de pluie.
Dès que le temps se fut éclairci, le 7, chacun mit ses armes en état, et remplit sa giberne; ce n'étoit pourtant que par mesure de précaution: car, quoique les Indiens qui habitoient au-dessous des rapides nous eussent assuré que nous devions certainement nous attendre à des actes d'hostilité de la part de ceux de ce canton, nous étions fermement décidés è éviter toute espèce d'altercation, et à ne repousser que les attaques directes. Nous nous sommes partagés en deux détachemens; l'un destiné à garder les hauteurs qui dominent la rivière, afin d'éviter une surprise et de veiller à la défense de ceux qui devoient haler les canots, ou transporter les marchandises le long du bord des rapides. Tout alloit assez bien, et déjà nous avions remonté environ 3 milles, lorsque le grand canot de M. D. Stuart eut le malheur de toucher, en passant entre deux grands rochers; et, avant qu'on pût venir au secours, il s'emplit d'eau et chavira. Heureusement on repêcha une partie des marchandises, et l'on alla chercher le reste chez les Indiens qui s'en étoient emparés. Au retour de cette expédition, nous faillîmes à périr dans notre canot au passage d'un rapide; l'eau y courait avec la même rapidité qu'en sortant de la roue d'un moulin, et éprouvoit une agitation bien plus grande que celle des vagues de l'Océan soulevées par une tempête.
On put réparer assez bien le canot chaviré pour le faire naviguer de nouveau; cependant il étoit en trop mauvais état pour qu'on y pût embarquer une cargaison: Les canots dont les voyageurs de la compagnie du nord-ouest font usage entre les Monts-Rocailleux et le grand Océan, sont construits en planches de cèdre, épaisses d'un quart de pouce, soutenues en dedans par des membrures du même bois, grosses d'un huitième de pouce, auxquelles on les coud avec des fils d'esturgeons; les coutures sont calfatées avec de la résine: ces embarcations sont bien moins solides que les canots d'écorce des Indiens des grands lacs du Canada et des fleuves voisins ou aflluens; car l'écorce se courbe en cédant à un effort de pression qui fendroit la planche de cèdre, et feroit couler le bateau. Ces canots en planche sont excellens dans les rivières peu profondes, mais ne valent rien dans les portages.
Le 12, nous eûmes franchi les rapides et chargé de nouveau nos canots. Les Indiens qui habitent dans les environs sont des Cath-lâk-a-heckits et des Cath-lath-la-las. Chacune de ces bandes compte environ 150 guerriers. Ce sont des coquins fieffés; malheur à un détachement peu nombreux qui tombe dans leurs griffes! il est sûr d'être volé et pillé.
On voit à ces rapides une des pêcheries de saumon les plus importantes de la Columbia. Les Indiens ont élevé le long du bord du fleuve des échafaudages qui s'appuient sur les rochers; ils s'y placent, et c'est de là qu'ils plongent leurs filets dans l'eau. Ils choisissent de préférence les pointes où l'eau est la plus rapide, et, s'ils le peuvent, une masse de rochers un peu écartée, parce que les saumons passent toujours entre ces rochers et les pointes, pour éviter la masse du courant. Le filet est fixé à un grand cercle attaché à une longue perche; le pêcheur la plonge perpendiculairement dans l'eau à la profondeur de plusieurs pieds, et la laisse descendre le fleuve jusqu'à ce qu'elle rencontre le saumon qui, s'efforçant de monter, tient le filet toujours tendu et est enlevé avec tant de facilité, que souvent ce sont des enfans qui pèchent avec autant de succès que les hommes les plus robustes. Le poisson commence à remonter aussi haut au milieu de mai, et, dans les deux mois suivans, en si grande abondance, que l'on plonge rarement le filet sans le retirer avec un saumon et quelquefois avec deux. Des hommes exercés en pêcheroient certainement cinq cents par jour.
Le 12, un de nos gens alla aux rapides chercher les Indiens Clatsops. On tint un conseil; puis on leur donna du tabac ainsi que diverses choses, et on leur dit que c'étoit parce qu'ils s'étoient bien conduits, et que, tant qu'ils se comporteroient de même, ils éprouveroient le même traitement de la part des blancs.
Toutes les marchandises qui avoient été mouillées se trouvant sèches, nous partîmes dans l'après midi. Quand nous nous fûmes arrêtés après avoir parcouru 5 milles, notre interprète Clatsop, ayant rencontré deux Indiens de la partie haute, manifesta le désir de retourner aux rapides pour y prendre un aide qui le secondât dans ses fonctions, parce qu'il n'entendoit pas bien le langage des Indiens des chutes: il fallut bien souscrire à sa demande.
Il nous rejoignit le 14. Nous avions fait 25 milles de plus, ayant de chaque côté un pays aride, montueux, bien boisé et rempli de bêtes fauves et d'ours. L'Indien étoit avec deux autres; ce renfort nous fit grand plaisir. Le 15 et le 16 se passèrent à transporter les marchandises par terre pour éviter les rapides; puis on les rembarqua. Les Indiens se montrèrent en grand nombre, mais ils n'étoient pas armés, et furent tranquilles; en conséquence, on donna du tabac aux chefs (18 m. trois quarts).
Le 16 au soir, nous venions de relever la première garde, lorsque nous vîmes deux Indiens d'en bas accourir vers notre camp: aussitôt on cria aux armes, et chacun fut à son poste. Les Indiens, hors d'haleine et l'air pétrifié d'horreur, nous racontèrent qu'une troupe de guerriers chochonis avoient attaqué leurs canots, et tué un homme et deux femmes. Un de nos Clatsops, qui étoit absent, revint bientôt et confirma ce récit; quoique nous n'y ajoutassions pas beaucoup de confiance, nous tirâmes à terre nos canots et nos marchandises pour nous en faire un retranchement de trois côtés, ayant le fleuve à dos. Cependant nous ne fûmes pas inquiétés; et, le 17 au point du jour, nous effectuâmes par terre un transport de deux pauses, en prenant toutes nos précautions pour ne jamais rester trop écartés les uns des autres, et tenant nos fusils prêts à tirer. Des présens de tabac furent distribués aux chefs de deux villages indiens et au sakhem d'une forte tribu, qui nous rendit une visite de cérémonie.
Quoique le vent contraire nous eût empêchés, le 19, de parcourir plus de 9 milles, nous parvînmes le 20 à l'extrémité supérieure de la chute. Les défilés qui la bordent sont habités par quatre tribus d'Indiens: les Tchipan-Tchick-Tchick, au nombre de 100; les Cathlassis, 150; les Iltte-Kaï-Mamits, 100; et les Tchelouits, 200. Les trois premiers ont des villages et y demeurent constamment; les trois derniers vivent un peu plus avant dans l'intérieur, et viennent ici pendant l'été pour pêcher. Dans cette saison, aucune tribu n'a d'emplacement fixe; elle choisit celui qui lui convient le mieux: La plupart des Indiens qui occupent les embranchemens de la Columbia, s'assemblent aussi en ce lieu pour y faire leur provision d'hiver, leur pays ne leur en fournissant pas assez; de sorte qu'alors le canton renferme près de 700 Indiens.
La quantité de saumon qui se pêche ici est réellement incroyable; on peut s'en faire une idée en se rappelant ce que j'ai dit plus haut de celle que l'on pourroit prendre en un jour.
Le printemps dernier, je me rendois à l'établissement de M. David Stuart avec deux commis et quatorze voyageurs; arrivés dans les premiers jours d'avril au portage des grands défilés, nous n'étions pas assez nombreux pour transporter nos marchandises par terre. Il fallut donc avoir recours aux Cathlas pour cette opération. Je détachai M. J. Reed, avec cinq hommes bien armés, pour veiller sur la première charge du bagage. A peine étoient-ils hors de vue, que les Indiens montrèrent leur disposition à piller; et, malgré tous les efforts de nos gens, ils emportèrent deux balles de marchandises et divers petits objets. Voyant que ce vol ne provoquoit aucun acte d'hostilité de la part des longues barbes, ils poussèrent l'audace au point de prendre leurs couteaux et leurs mouchoirs. Instruit de cette violence, j'accourus pour tâcher de rejoindre les voleurs au village, mais je ne les atteignis que le soir; il étoit trop tard pour les attraper. Nous passâmes la nuit sous les armes sans fermer l'œil; et, dès que le jour parut, je m'embarquai avec tout mon monde, et dis volontiers adieu à cet abominable repaire de brigands.
Enhardie, je le suppose, par ses succès à cette époque, toute la tribu nous a suivis ; aujourd'hui, au moment où nous touchions à la chute, les Indiens étoient au nombre de 400, armés d'arcs, de flèches, de massues de guerre. Ce fut avec cet appareil qu'ils nous demandèrent la permission de transporter nos marchandises. Je refusai, sous prétexte qu'il étoit trop tard, et je les engageai en même temps à se charger des canots. Ils exécutèrent fidèlement ma commission; mais je les avois à peine récompensés de leur peine, qu'ils firent mine de détruire les canots malgré la présence de huit hommes très-bien armés qui les accompagnoient. Ils cédèrent cependant aux représntations d'un vieillard qui sembloit être un personnage considérable. Ils passèrent ensuite l'exception d'une cinquantaine sur la rive septentrionale du fleuve.
Comme j'étois persuadé qu'ils machinoient quelque mauvais dessein contre nous, je résolus de faire mon possible pour le déjouer; et, à une heure du matin, je commençai, à l'aide du clair de lune, le transport des marchandises, espérant l'avoir terminé avant le point du jour; en effet, il ne nous restoit plus que deux paquets à emporter, lorsque les Indiens qui étoient restés pour observer nos mouvemens, s'aperçurent de ce que nous avions fait, et, ne se croyant pas assez forts pour nous attaquer, donnèrent l'alarme à ceux qui se trouvoient de l'autre côté; ceux-ci s'embarquèrent aussitôt au nombre de cent vingt dans plusieurs grands canots. J'envoyai à l'instant du monde en bas de la chute pour prendre un autre ballot, et prier M. Reed de garder avec lui autant d'hommes qu'il jugeroit nécessaire, parce je ne supposois aucune bonne intention aux Indiens qui traversoient la rivière. Il eut l'imprudence de ne pas déférer à mon avis, sous prétexte qu'avec M, Macclellan il suffiroit pour protéger le peu qui restoit. Il ne tarda malheureusement pas à être désabusé; à peine les canots eurent-ils abordé de notre côté, que les Indiens sautèrent à terre, et se mirent à piller nos marchandises malgré les efforts de M. Reed et de M. Macclellan. Le cri de guerre que j'entendis me fit penser que ma présence étoit nécessaire; à l'instant, prenant avec moi huit hommes robustes et résolus, je cours au secours de nos compagnons, dont la position devenoit extrêmement critique. J'arrive, je trouve M. Reed nageant dans son sang. Il avoit été blessé à la tête d'un coup de tomahak; malgré notre brusque apparition avec nos fusils qui les couchoient en joue, les Indiens n'ont pas du tout l'air alarmé; toutefois ils ne font mine de nous attaquer que lorsque j'ai crié à l'homme qui frappoit M. Reed que s'il ne cessoit pas, j'allois lui tirer un coup de fusil; cette menace les provoque tous, ils s'avancent vers nous pour nous assaillir; alors voyant qu'il étoit inutile de continuer à montrer de la patience, je forme mon monde en bataille sur deux lignes, et j'ordonne à la première de tirer sur l'Indien qui ne cessoit de frapper M. Reed. On m'obéit en poussant un cri, et l'ennemi est si déconcerté qu'il prend la fuite.
Nous transportâmes alors dans nos canots M. Reed qui étoit étendu sans connoissance; mais l'embarcation faisoit de l'eau à un tel point que l'on ne pouvoit s'en servir, et les avirons étoient au bas du portage. Ce retard inévitable alarma beaucoup quelques-uns de nos gens, surtout deux jeunes gens qui furent si épouvantés qu'ils se trouvèrent mal. Lorsqu'ils revinrent à eux, j'ordonnai qu'ils fussent désarmés, qu'on leur ôtat leurs culottes, et qu'on leur nouât autour du corps un morceau de toile pour figurer la jupe d'une squâ; ensuite je les fis placer parmi les marchandises dans le canot: cette affaire risible, malgré notre situation, excita parmi nous une grande gaîté, et rassura plusieurs hommes de notre troupe qui sembloient chanceler entre la crainte et la résolution.
Les Indiens étant tous passés de l'autre côté du fleuve, j'envoyai chercher les avirons, et le reste de mon monde radouba nos canots. Dès qu'ils furent en état, on se rembarqua et l'on continua le voyage le long de la rive méridionale.
La nouvelle de l'affaire ne fut pas plus tôt parvenue chez les Cathlas qu'ils tuèrent deux chevaux; les guerriers en burent le sang pour se donner de courage et d'intrépidité; ensuite la danse des morts et le chant de guerre étant finis, quatre cents hommes équipés pour le combat montèrent à cheval, et nous poursuivirent respirant la vengeance; nous les découvrîmes heureusement à une certaine distance au-dessus de la rivière des Chochonis, traversant à la rive que nous suivions. Arrivés près de cet endroit, nous les trouvâmes postés entre des rochers, le long desquels nous étions obligés de nous diriger. Voyant qu'ils avaient l'avantage du terrain, nous nous sommes arrêtés à 1,200 pieds au-dessous ; nous avons fait une décharge générale de nos armes que nous avons rechargées; nous avons allumé du feu, et pansé la tête de M. Reed qui avait cinq trous longs de deux pouces chacun. Ensuite nous avons amarré ensemble tous les canots que nous avons attachés à un rocher à peu de distance du rivage dont nous pouvions nous éloigner avec facilité, si les Indiens nous poursuivaient trop chaudement. Ainsi préparés, nous attendîmes l'attaque. Peu de temps après, le chef de guerre vint à nous dans un canot avec trois de ses principaux guerriers; et, après un long préambule, il nous dit que nous avions tué un homme de leur nation; que nous en avions blessé un autre; que leurs parens, irrités, l'avaient contraint de prendre le commandement de la troupe; qu'ils étoient venus exprès pour combattre, étant déterminé à obtenir satisfaction d'une manière ou d'une autre. Puis il nous proposa de leur livrer M. Reed, qui étoit déjà sur le bord du tombeau, pour qu'il le remît aux parens du défunt qui le tailleroient en pièces; ajoutant que cela suffiroit pour faire cesser toutes les animosités, et que la plus grande harmonie régneroit à l'avenir entre eux et nous: « Non, » lui répondis - « je, l'homme blessé par le défunt est notre frère, et vous ne l'aurez qu'après nous avoir tués jusqu'au dernier; nous sommes tous préparés pour tes guerriers, amène - les; nous vous donnerons une leçon plus sérieuse que celle de ce matin.» Ils réfléchirent pendant quelques instans; et, après une mûre délibération, l'affaire fut arrangée pour une couverture qui devoit couvrir le mort, et du tabac destiné à remplir le calumet de paix; ensuite les Indiens repassèrent bientôt à la rive septentrionale, et nous ne les revîmes plus.
Le pays qui, à l'embranchement, présentoit un désert impénétrable, commence, aux grands rapides, à s'éclaircir graduellement. De petites prairies interrompoient de temps en temps les forêts; et, arrivés au pied des longs défilés, nous avions laissé les bois très-loin derrière nous. De la mer aux rapides, ils offrent à peu près les mêmes caractères; mais, un peu plus loin, les pins devinrent moins communs; ils étoient mêlés de broussailles de chêne, et ce dernier arbre occupe presque tout le terrain à mesure que l'on approche de l'extrémité supérieure de ce pays boisé du côté opposé au mont Hood.
Cette montagne est entièrement isolée; or, en considérant la grande élévation de celles qui bordent le fleuve, et qui, dans un pays civilisé, auroient, par cette raison, la réputation de ne pouvoir être franchies, on voit que la masse gigantesque du mont Hood les dépasse comme un clocher très-haut domine sur les maisons d'une ville; il en résulte donc que cette montagne est extrêmement haute; les arbres croissent jusqu'à la moitié de ses flancs, plus avant ils sortent en ce moment du milieu des neiges qui couvrent constamment la cime.
Nous étions dans un endroit où les montagnes s'avancent jusqu'aux deux bords du fleuve; poursuivant notre voyage le long de la rive septentrionale, nous avons passé sur l'île qui est vis-à-vis la rivière des Chochonis, et nous avons campé un peu au-dessus; cette rivière a une grande cascade près de son confluent, et à peu près 600 pieds de largeur. On ne sait d'ailleurs rien sur son cours; sinon qu'elle coule dans un pays habité par les Chochonis, ce qui signifie homme de l'intérieur, pour les distingner de ceux du fleuve principal nominés Indiens de poisson. A deux journées de marche en remontant cette rivière, le pays est bien boisé, et ses bords sont l'asile d'une quantité d'ours, de cerfs et de castors.
Ayant continué, le 21, notre route le long de la rive méridionale, nous avons reconnu deux des coquins qui, le printemps dernier; volèrent M. Crooks et son compagnon, lorsqu'en allant de Saint-Louis à Astoria, ils furent laissés en arrière par le reste de la troupe, parce qu'ils étoient tellement affoiblis par la fatigue, qu'ils ne pouvoient la suivre. Nous avons mis la main sur les deux brigands, et nous les avons jetés, pieds et poings liés, dans un canot, en déclarant aux Indiens présens qu'ils ne seroient mis en liberté que lorsque ce qu'ils avoient pris auroit été rendu. Des exprès furent à l'instant expédiés de différens côtés; ils revinrent avant la nuit avec deux fusils, mais on ne put recouvrer les petits objets. Ces troupes d'Indiens se séparèrent alors, et tous décampèrent en donnant des signes évidens de terreur, ne s'attendant guère à en être quittes à si bon marché.
Une petite rivière apporte ses eaux à la Columbia, à 2 milles à peu près au-dessous de l’île où nous avons passé la nuit; elle a 180 pieds de largeur à son embouchure, et sort du milieu des bois; de même que ses rives, le sol n'est que du sable. Nous avons, dans la journée, été obligés de porter deux fois par terre la charge de nos canots, à cause de mauvais rapides (18 m.).
Nous sommes arrivés, le 24, à l'embouchure de l'Oumatalla, où nous avons campé; il prend sa source dans les montagnes qui bornent au sud-est les plaines de la Columbia où nous entrions. Nous avions traversé pendant trois jours un pays nu et sablonneux; les montagnes s'éloignoient du fleuve (101 m.).
La journée du 25 fut extrêmement chaude. Nous avons fait halte à un village indien où nous avons acheté quatre chevaux. Cette partie du fleuve, au-dessus des rapides, abonde en lamproies et chabots (15. m.).
Le 27, nous avons acheté deux autres chevaux, et, à 2 milles au-dessus de l'embouchure de l’Oualla-Oualla, nous avons rencontré une troupe d'Indiens campés là pour y passer la nuit. Cette rivière a 180 pieds de large et prend sa source dans les mêmes montagnes que l'Oumatalla; les castors, les loutres et les cerfs fréquentent ses environs. La nation qui lui donne son nom vit près de son confluent avec la Columbia; ces Indiens sont assez doux, mais ne connoissent pas l'art de prendre les animaux à fourrure; leur nombre est de 200. Les habitans de ces cantons ont, comparativement à ceux du voisinage des chutes; peu de moyens de subsistance, parce que leur pays est mal pourvu d'endroits propres à la pêche, et qu’elle n'y est pas abondante. Ils sont donc obligés de se contenter, pendant la plus grande partie de l'année, d'une petite quantité de gibier et de racines qu'ils ont beaucoup de peine à se procurer; de sorte que ceux qui trouvent cette manière de vivre trop pénible se dépêchent d'aller aux chutes. C'est par des vauriens de cette espèce que les lieux de pêche les plus célèbres sont peuplés; et, par cette raison, l'on peut les appeler, comme nos grandes villes, les chefs-lieux de la perversité (17 m.).
Le soir, nous avons été suivis par un grand nombre d'Ouallas-Ouallas et par quelques squâs; ils ont dansé pendant long-temps autour d'un feu allumé à une extrémité de notre camp; leur conduite nous prouva qu'ils étoient enchantés de ce que nous passions la nuit auprès d'eux. Ils me vendirent quatre chevaux, ce qui en fait quinze, quantité qui étoit nécessaire pour notre voyage.
Le 28, après midi; nous avons traversé la Columbia, et nous avons campé à l'embouchure de l'Oualla-Oualla. M. Mackenzie, M. Stuart et M. Clarke nous y ont accompagnés avec tous leurs voyageurs, à l'exception d'un détachement envoyé au confluent du Lewis-River.
M. Clarke nous a quittés le 30 par un fort vent d'ouest. Nous avions eu beau nous évertuer de notre mieux, nos selles ne furent prêtes que le 31. Ayant, après déjeuner, dit adieu à nos amis, peut-être pour la dernière fois, nous avons gravi sur les montagnes en nous dirigeant au sud-sud-est: la chaleur étoit excessive; le vent souffloit assez pour élever le sable en l'air, ce qui rendoit l'atmosphère étouffante. Les collines que nous avons traversées jusqu'au coucher du soleil étoient de grès et de calcaire friable. Leur surface présentoit l'apparence d'une aridité excessive. Vers le soir, les ravines, qui se dirigeoient toutes vers la Columbia, devinrent moins profondes. La superficie du pays étoit ondulée, mais nous n'avions pas rencontré une goutte d'eau; notre chien, le seul que nous eussions, étoit resté en chemin; un de nos voyageurs avoit bu son urine, désespérant déjà de trouver de l'eau. Nous parlions de nous arrêter, lorsque, à la foible lueur du crépuscule, nous aperçûmes, à une grande distance devant nous, quelque chose qui ressembloit à un bois; alors, ayant doublé le pas, nous parvînmes très - tard sur les bords de l'Oumatalla, près d'une petite cataracte; nos chevaux n'avoient pas moins besoin que nous de se désaltérer. On traversa la rivière, et l'on fit halte sur une plage graveleuse, qui étoit le seul endroit sec du voisinage (45 m.).
1er août. — La largeur de l'Oumatalla en cet endroit est de 180 pieds. Son lit est rempli de petits rapides, et trop peu profond pour que le poisson puisse y vivre. Tout autour de l'endroit où nous étions s'étend un espace couvert de marécages et d'étangs où vivent des quantités innombrables de castors; ce terrain est ombragé par des peupliers. Ayant suivi les bords de l'Oumatalla pendant 3 milles, puis traversé une plaine, nous sommes arrivés à un autre enfoncement où nous n'avons trouvé de l'eau que par intervalles (23 m.).
Le 2, nous avons remonté la ravine jusqu'à un endroit où elle se partageoit en deux branches, et nous avons pris la plus méridionale qui s'est ensuite partagée entre plusieurs ruisseaux. Nous avons gravi des montagnes, et nous avons fait halte sur le bord d'un affluent de la rivière de Glaize. Ces montagnes bornent les plaines de la Columbia au sud-est, et séparent de ce côté le bassin du fleuve principal de celui du Lewis-River (25 m.).
Du 3 au 5, nous avons traversé un pays très - montagneux et coupé de nombreuses ravines, ainsi que de profondes vallées où coulent des rivières et des ruisseaux qu'il falloit traverser, ce qui ne plaisoit guère à nos chevaux. Les montagnes étoient couvertes de forêts épaisses; nous allions toujours vers le sud-est. Quelques endroits, plus ouverts que les autres et couverts de belles prairies, offroient des perspectives charmantes; quelquefois, au contraire, nous étions entourés de précipices affreux (51 m. S. S. E.).
Sortis par une ouverture étroite, nous sommes venus camper, le 7, sur le bord d'une petite rivière. A 7 milles à l'ouest des montagnes, on trouve un étang sulfureux, large de 300 pieds, dont l'eau est entretenue par une source qui arrive du sud-est; elle nous parut avoir dix pieds carrés d'ouverture, et bouillonnoit à une certaine distance; la vapeur étoit excessivement puante, et affectoit l'odorat à plus d'un mille à l'entour. Elle est très - fréquentée par les élans qui sont très - nombreux dans les montagnes adjacentes, si l'on en juge par la grande quantité de leurs bois épars de tous côtés autour de l'étang; ils le visitent, surtout à l'époque du printemps. En parcourant encore quelques milles dans la plaine, on arrive à deux rivières; dont l'une vient du sud-est et l'autre de l'ouest; toutes deux se joignent au Glaize, un peu avant qu'il rentre dans les défilés où il a 300 pieds de largeur.
La grande plaine a environ 60 milles de circonférence, elle n'est marécageuse que dans un petit nombre d'endroits; le sol en est excellent, sa surface est presque unie. Le Glaize et les deux affluens dont je viens de parler y serpentent dans toutes les directions. Les bords de ces rivières sont élevés et fangeux, couverts, en certains endroits, de peupliers nains, et ailleurs de grands saules qui fournissent un fonds de nourriture inépuisable à l'incroyable quantité d'animaux qui vivent le long de leurs eaux. La rivière du sud-est est la plus abondante en loutres. Quelques cerfs et quelques ratons sont, avec les élans et les castors, ceux que l'on y rencontre aussi le plus fréquemment.
La rivière, à l'extrémité de cette prairie, est très - profonde, elle s'y enfonce dans une chaîne de montagnes bien plus hautes que celles que nous avons traversées pour descendre sur ses bords. Elle tombe dans le Snake-River ou Kimouenoum, à peu près à 30 milles au-dessus du confluent avec le Patchicom; les indigènes l'appellent Kouskouski à son entrée (20 m.).
Du 8 au 11, nous avons continué notre route vers le sud-est, le terrain devenait plus inégal; la vue d'une troupe d'antilopes nous surprit beaucoup, car ces animaux sont assez rares dans cette partie du pays (103 m.).
Le 12, les montagnes se rapprochèrent beaucoup de la rivière dont nous avions suivi soit la branche principale, soit les afluens; la route devint pierreuse et très - mauvaise. La rivière avoit encore 90 pieds de largeur. L'ayant suivie pendant 17 milles en nous dirigeant au sud-est, nous sommes arrivés à une pêcherie des Indiens; elle y fait un petit détour au nord; alors nous l'avons quittée; et, 7 milles plus loin, nous avons atteint les bords du Snake-River que nous avons remonté pendant 3 milles, et nous avons campé sur ses bords (27 m.).
Cette rivière a dans cet endroit à peu près 1200 pieds de largeur, ses rives sont hautes et sablonneuses; elle forme le rameau principal de la branche droite du Lewis-River, appelé par Lewis et Clarke Kimouenoum, par quelques Indiens Kieyenem, par les Snakes Baïo-Paa, et par la plupart des blancs Snake-River (rivière du Serpent). Immédiatement au-dessous de ce lieu, elle entre dans les montagnes qui s'élèvent graduellement, et les traverse dans une étendue de 150 milles, où elle n'a pas plus de 120 pieds de largeur; elle y est resserrée entre des précipices d'une hauteur surprenante; les cascades et les rapides se succèdent presque sans interruption: il sembleroit que la rivière a autrefois coulé sous une voûte de rochers qui s'est écroulée, et dont les énormes débris forment aujourd'hui le lit sur lequel coulent les eaux.
Les montagnes ont l'air d'être, dans ce canton, entassées les unes sur les autres. Après avoir grimpé sans relâche pendant une demi-journée, on ne se voit pas plus rapproché de l'objet vers lequel on va, que lorsqu'on s'est mis en route.
D'après le récit de MM. Mackenzie et Macclellan, le pays offre le même aspect pendant 300 milles, le long de la rivière qui est extrêmement sinueuse. Ils ont, l'année dernière, suivi ses bords aussi près qu'il leur a été possible; mais ils étoient souvent obligés de s'en éloigner, à cause des rochers qui rendoient cette route impraticable. Ils avoient avec eux dix personnes, ils marchèrent pendant vingt-un jours consécutifs pour arriver jusqu'au Molpac, et souffrirent beaucoup de la faim, car ils ne tuèrent que deux bouquetins et cinq castors; ils en conservèrent las peaux qui les firent subsister pendant les cinq derniers jours. La meilleure manière d'accommoder ces peaux est, d'abord de les flamber, ensuite on les fait bouillir pendant plusieurs heures, puis on les coupe en petits morceaux.
M. Hunt a postérieurement essayé, au mois de décembre dernier, de traverser ces défilés (1); mais la neige étoit si profonde et le pays tellement dépourvu de gibier, que toute sa troupe fut obligée de renoncer à l'entreprise; après avoir pénétré à 120 milles, et son compagnon M. Crooks, à 150 milles, ils revinrent sur leurs pas, et se dirigèrent vers l'Oumatalla par la route que nous venons de suivre; ils arrivèrent chez les Sciatogas où ils trouvèrent du secours. Cette peuplade, forte de 250 hommes, possède le pays borné au sud-est par la Grande-Plaine; au nord, par le Lewis-River; à l'ouest, par la Columbia; au sud, par l'Oualamat; cette étendue est entrecoupée par un grand nombre de jolies rivières bien pourvues de toutes les espèces d'animaux que nous sommes
(1) Voyez Nouvelles Annales des Voyages, Tom. X, pag. 27.
venus chercher si loin, et que les Indiens n'ont pas jusqu'à présent troublés beaucoup dans leurs retraites.
Cette tribu, de même que les Têtes-Plates, possède une grande quantité de chevaux: une partie de ces quadrupèdes parcourt en liberté ces plaines immenses; souvent ils sont la seule ressource que les hommes blancs et rouges aient pour se nourrir. Les Têtes-Plates comptent 1,800 guerriers; ils occupent le pays compris entre le Lewis-River et la branche nord-ouest ou la Columbia, et borne en arrière par les Monts-Rocailleux. Ces deux nations sont moins pillardes et plus propres que leurs voisins, mais fières, impérieuses, épineuses, vindicatives. Cependant on peut, par de bons traitemens, gagner leur affection; alors elles seroient les plus utiles des Indiens qui habitent en-deçà des monts (27 m.).
Après avoir traversé plusieurs fois, du 13 au 15, le Kimouenoum et plusieurs ruisseaux qui lui portent leurs eaux en passant dans un pays beaucoup moins inégal que celui dont nous sortions, nous avons fait halte auprès d'un camp de Chochonis. Ils nous répétèrent ce que d'autres nous avoient déjà dit l'avant-veille, qu'il se trouvoit des blancs de l'autre côté de la rivière. Nous avons, en conséquence, dépêché un Indien vers ces hommes qui, nous, le supposions bien, avoient été laissés en ce lieu par M. Crooks pendant l'hiver, ou bien étoffent des chasseurs restés depuis l'automne dans les Monts-Rocailleux.
Les parties basses du pays parcouru étoient principalement couvertes de plantes basses; excepté près des rivières où l'on voyoit des saules; ces fonds sont tellement inondés au printemps qu'ils offrent des marécages; les collines sont sablonneuses.
Vis-à-vis notre camp est l'embouchure d'une rivière qui vient de l'est; elle est bien garnie de bois, et abonde en castors; comme elle a la meilleure pêcherie de cette contrée, elle est le grand rendez-vous des Chochonis; la quantité incroyable de saumons que l'on y prend forme, avec quelques racines, la principale nourriture des habitans de ces pays stériles.
Les cousins nous ont tant tourmentés la nuit dernière, qu'ils nous ont empêchés de dormir, même après la chute de la rosée; leurs essaims innombrables produisoient un bourdonnement si fort, qu'il étoit impossible de fermer l'œil (70 m. E. S. E.).
Voyant que les Indiens nous avoient donné une nouvelle fausse en nous parlant de deux blancs qui étoient dans le voisinage, nous avons traversé la rivière le 16 de bon matin; nous fûmes bientôt rejoints par l'Indien qui, l'année dernière, avoit guidé nos compatriotes pour traverser, les montagnes du Mad-River. Il nous raconta que, depuis dix jours, il avoit quitté trois de nos chasseurs qui avoient pris beaucoup de castors; mais les Absarokas, ayant découvert leur hutte, en avoient tout emporté; d'autres avoient perdu leurs chevaux, et les mêmes Indiens les avoient dépouillés; ils se trouvoient encore au milieu de ces brigands. Les trois Américains qu'il avoit vus le plus récemment, n'avoient entre eux qu'un cheval et un fusil; ils descendoient la rivière.
Apprenant que l'on pouvoit aller au sud par un chemin plus court que celui que M. Hunt avoit suivi pour traverser les Monts-Rocailleux, et que cet indien connoissoit parfaitement cette route, je lui offris un pistolet, une couverture bleue, une hache, un couteau, une alène, une brasse de verroterie bleue, de la poudre et des balles, s'il vouloit nous conduire au-delà des montagnes; il accepta sur-le-champ ma proposition, en disant que le saumon n'étoit pas aussi bon que la vache, ce qui signifie du bison; puis il partit pour aller chercher ses armes, et promit de nous rejoindre le lendemain matin (29 m.).
L'Indien fut fidèle à sa parole; nous le rencontrâmes le 17. Il nous dit que le chemin le plus court étoit de franchir les montagnes; mais comme il auroit fallu voyager pendant près d'un jour pour atteindre à la rivière, il nous conseilla de camper (9 m.).
Quelle fut notre surprise, le 18, à notre réveil, de ne pas retrouver l’Indien; il avoit disparu avec son cheval et le mien. Nous suivîmes pendant quelque temps leurs traces du côté de la rivière, et nous fûmes convaincus de la friponnerie de cet homme; elle nous surprit d'autant plus, qu'il s'étoit fort bien conduit auparavant (26 m.).
La chaleur devenoit moins forte, et, le soir, les cousins nous tourmentoient moins, parce que le pays des bords de la rivière s'élevoit davantage. Nous rencontrions des tiques qui nous fatiguoient beaucoup dans le courant de la journée. Le 19, nous avons marché principalement au sud-est le long de la rivière, jusqu'aux premiers escarpemens; ils étoient si près des bords, que nos chevaux n'ont pu les gravir; il a fallu aller plus au sud pour trouver un ravin, qui nous a fait arriver à une plaine; et nous avons revu la rivière.
Jugeant, d'après la leçon d'hier, que nous ne pouvions pas nous fier aux Indiens, malgré leur bonne conduite habituelle et les éloges donnés à leur honnêteté par les blancs qui ont voyagé dans ce pays, nous résolûmes de faire constamment bonne garde; pendant la nuit, trois d'entre nous devoient y faire sentinelle, chacun à son tour. Nous avions, dans le voisinage de notre camp, une cabane de Chochonis. Ces hommes étoient si misérables, qu'ils ne purent même pas nous fournir du poisson (12 m.).
Nous avions, le 20 déjà traversé deux sinuosités de la rivière, lorsque, nous étant approchés pour boire, nous avons vu un de nos compatriotes qui pêchoit; un instant après, trois autres sortirent du milieu des saules et nous rejoignirent. L'année précédente, ayant quitté leur troupe au-dessous du Fort-Henry, ils étoient allés jusqu'à 200 milles dans le sud, en chassant le long d'une rivière qui doit se jeter dans l'Océan, au sud de la Columbia; ensuite ils parcoururent 200 milles de plus en marchant droit à l'est, ils trouvèrent une soixantaine de cabanes d'Arapahays; c'est une tribu composée d'Arapahôs bannis; ces coquins leur prirent plusieurs chevaux et la plus grande partie de leurs habits. Nos gens continuèrent encore leur voyage pendant 50 milles, puis s'arrêtèrent pendant l'hiver. Au commencement du printemps, les mêmes brigands les rejoignirent et leur enlevèrent le reste de leurs chevaux et à peu près de tout ce qu'ils avoient; nos gens rachetèrent deux de leurs chevaux avec la moitié des munitions qui leur avoient été laissées. Après avoir parcouru 950 milles et souffert incroyablement de la faim, de la soif, du froid et de la fatigue, ils étoient arrivés à l'endroit où nous les rencontrâmes presque dans l'état de nature, n'ayant pas un seul animal pour porter leur bagage, car un de leurs camarades avoit eu l'indignité de les abandonner avec un cheval pendant qu'ils se trouvèrent aux sources du Big-Horn, l'autre avoit été volé par les Chochonis à l'ouest des monts. Pendant la plus grande partie de leur route; à peine un quadrupède ou un oiseau étoit venu à portée de leurs fusils, et ils avoient principalement vécu de poisson durant cette longue et pénible route.
Ils nous dirent que toutes les rivières qu'ils ont visitées au midi abondent en castors de très - grande taille et de très - belle qualité, notamment dans le voisinage des montagnes. Les Indiens qu'ils rencontrèrent dans le sud, et qui n'étoient pas encore connus, sont des tribus des Snakes, tels que les Arapahays, qui comptent 350 guerriers; les Arapahôs, 2,700; les Bras-noirs, 3,000; ces deux dernières nations, qui sont généralement en état d'hostilité l'une contre l'autre, montrent beaucoup d'amitié aux blancs, possèdent un territoire très - riche en castors, surtout les derniers, qui s'étendent jusqu'aux pays espagnols.
Ayant donné à nos compatriotes affamés tout ce que nous pouvions épargner sur nos minces provisions, nous avons poursuivi avec eux notre route le long de la rivière; car ils nous ont déclaré qu'ils nous accompagneroient jusqu'à Saint-Louis (15 m.).
Le 21, nous avons traversé comme à l'ordinaire les sinuosités de la rivière, et nous avons campé prés d'un village de Snakes qui avoient des chevaux, parce que l'augmentation de notre troupe nous obligeoit d'en acheter quelques-uns de plus. Ils nous vendirent du saumon pour des alênes et d'autres objets; mais ils ne voulurent pas se défaire de leurs chevaux, et noue ne pûmes qu'en échanger deux très - fatigués contre deux autres vigoureux et frais (16 m.).
Du 22 au 24, nous avons franchi des collines et traversé des plaines arides, puis la rivière des défilés et encore des plaines sablonneuses, où nos chevaux ne trouvèrent que de maigres fourrages. Nous nous tenions aussi près de la rivière que le permettoit l'escarpement de ses bords. Elle se rétrécissoit à mesure que nous avancions, et son lit étoit rempli de rapides. La route devenoit pierreuse et très - rude. Les Indiens que nous rencontrions étoient des Chochonis extrêmement misérables (73 m. S. E.).
Nous sommes arrivés, le 25, aux chutes des saumons, où nous avons trouvé une centaine de loges de Snakes qui étoient occupés à pêcher et à faire sécher des poissons. Au côté du nord, la chute est perpendiculaire et haute de vingt pieds; mais, vers le sud, on pourroit plutôt l'appeler une suite de cascades. Le poisson commence à sauter peu de temps après le lever du soleil; alors les Indiens, leur lance à la main, vont à la nage vers le milieu des chutes; quelques-uns se placent sur des rochers, d'autres se plongent dans l'eau jusqu'à la ceinture, et, dardant leurs armes de tous côtés, ils attaquent les saumons qui s'efforcent de remonter, et qui, peut-être, épuisés par leurs tentatives répétées, deviennent aisément leur proie. On en tue tous les jours des quantités prodigieuses. C'est sans doute de ce lieu que venoient les saumons morts et blessés que nous avons vu ramasser par les Indiens misérables qui habitent plus bas. Je ne puis pas concevoir comment ces pauvres créatures ne préfèrent pas de se joindre aux hommes de leur nation pour pêcher en cet endroit, où quelques heures de travail leur procureroient plus de poisson qu'un mois de recherches à leur manière actuelle, plutôt que de dépendre de la chance incertaine des saumons qui remontent le long des bords de la rivière, ou de ceux qui, en petit nombre, s'échappent des chutes après avoir été blessés.
Les lances de ces Indiens sont de longues perches en bois de saule; on les arme à une extrémité d'un morceau de bois d'élan long de sept pouces, et creusé à son extrémité inférieure pour recevoir la hampe; un peu au-dessous; au point de jonction, un cordon de longueur égale tient à la pointe et à la hampe; de sorte que, lorsque l'Indien frappe avec justesse, la pointe, en entrant, se détache et passe d'un côté du corps du poisson, tandis que la hampe reste suspendue de l'autre, à l'extrémité du cordon. Cet instrument fait honneur à leur esprit d'invention.
M. Miller m'a raconté que, s'étant arrêté dans cet endroit lorsqu'il descendoit la rivière, il vit, dans un après midi, qui est le temps le plus favorable pour la pêche, les Indiens tuer en quelques heures plusieurs milliers de saumons. Un de ces poissons s'élança depuis le point où l'eau bouillonne au pied de la chute, et arriva de ce bond par-dessus la cascade; ce qui, dans son estime, faisoit plus de 30 pieds de hauteur.
Après avoir acheté du poisson, nous avons quitté ces Indiens; remonté la rivière en allant au sud, traversé la montagne, passé la rivière et des plaines hautes, et nous nous sommes arrêtés à l'embouchure du Muddy-creek (22 m.).
Le 26, nous avons rencontré deux Indiens avec leurs femmes et leurs enfans. Ils avoient cinq chevaux; je leur en achetai un. Ils nous dirent qu'ils suivaient la même routé que nous, ils désiroient beaucoup nous accompagner; ils passèrent donc la nuit avec nous. Comme je n'étois qu'à 50 milles de distance de l'endroit où M. Hunt avoit caché les marchandises l'hiver dernier après avoir abandonné ses canots, je prétextai que nos chevaux avoient besoin de repos, ce qui, au reste, étoit très - vrai, pour ne pas me mettre en route le 27 avec les Indiens, parce que je savois bien que, si ces gens avoient consoissance de cette cachette, ils n'y laisseroient rien. Les pâturages étoient excellens, et nos chevaux en profitèrent (18 m.).
Nous avons de bonne heure gravi sur les montagnes le 28, et, suivant les traces des Indiens au sud-est, nous avons traversé le Précipice-creek. Les bords de cette rivière, à son embouchure et à une certaine distance en remontant, ont 300 pieds de hauteur perpendiculaire; mais, à mesure que l'on avance, ils diminuent graduellement d'élévation, et s'écartent, laissant par intervalles de petites prairies larges de 60 à 150 pieds, qui sont bordées de saules, et diversifient l'uniformité des rives montueuses (23 m.).
Le sentier indien allant trop au sud pour l'objet que je me proposois, je me dirigeai plus à l'est, le 29, à travers un terrain que l'on appelle en ce pays une prairie: le nom de forêt d'absynthe lui conviendroit beaucoup mieux. Revenus sur les bords de la rivière principale, à l'endroit où l'un des canots de M. Hunt resta engagé parmi les rochers, nous avions envie de voir en quel état il se trouvoit; cependant l'escarpement des rochers de la rive nous fit comprendre que cette tentative seroit accompagnée de trop de dangers; il fallut y renoncer. Continuant donc à marcher, tantôt en vue de l'eau, tantôt à une certaine distance de ses bords, mais l'oreille toujours frappée de son murmure, nous sommes arrivés dans un lieu où de bons pâturages nous décidèrent à nous arrêter (32 m.).
Curieux de connoître en quel état se trouvoient les objets laissés par M. Hunt, je courus, avec MM. Crooks et Macelellan, aux cachettes. A notre surprise extrême, il y en avoit six ouvertes, et, à l'exception de quelques livres que le vent avoit dispersés de tous les côtés, tout ce qu'elles renfermoient avoit disparu. Divers indices nous firent juger qu'elles avaient été fouillées pendant l'été; les loups avoient sans doute commencé, attirés par l'odeur des objets couverts ou faits de peaux; ils avoient battu des sentiers tout à l'entour; ce qui vraisemblablement guida les Indiens vers ce lieu.
L'après midi, le tonnerre a grondé; il a tombé quelques gouttes de pluie; c'est la première tempête un peu forte que nous ayions éprouvée depuis que nous avons quitté les bords de l'Oualla-oualla. De tous les canots que la troupe de nos gens laissa dans ce lieu l'année dernière, il n'en restoit que trois en trop mauvais état pour qu'on pût s'en servir.
A 30 milles au-dessous de notre camp, la rivière a une chute d'une soixantaine de pieds de hauteur. Depuis ce saut jusqu'ici, ses rives des deux côtés offrent des rochers escarpés hauts de 300 pieds; leur extérieur montre de forts indices de fer. En quelques endroits, une plage règne le long des bords au-dessous des falaises; elle est généralement étroite, et composée principalement d'immenses blocs de rochers qui se sont de temps en temps écroulés des précipices adjacens; de sorte qu'il est presque partout impossible à une créature vivante de passer entre ces masses et la rivière: dans ces endroits, elle n'a jamais plus de 120 pieds de largeur, et roule, avec une impétuosité extrême, par dessus un lit de ces rochers, ses flots turbulens dont l'écume vole au loin, comme celle de la mer poussée par le vent contre un rivage où elle est venue se briser. La rivière a quelquefois 150 pieds de largeur; mais, dans l'étendue de 30 milles indiquée plus haut; elle n'en a communément que 90 à 100. Dans l'endroit appelé le Caldron-Linn, la rivière est resserrée entre deux bancs de rochers, éloignés de moins de 90 pieds l'un de l'autre; la perspective est si affreuse, qu'elle défie toute description; c'est un fracas, une agitation, une confusion, qui ont valu à ce lieu le nom de Trou du diable.
A un mille au-dessus est le rapide de Clapping, ainsi nommé d'après un malheureux de la troupe de M. Crooks qui s'y noya l'année dernière en descendant la rivière en canot. Ce fut là que cette troupe, obligée de renoncer au voyage par eau, commença son voyage à pied jusqu'à la Columbia et parcourut ainsi 790 milles.
N'ayant rien à manger, j'envoyai deux de nos gens plus haut pour tâcher d'avoir du gibier; puis j'allai ouvrir les autres cachettes, j'y trouvai encore différens objets. Ils nous furent très - utiles, pour équiper et approvisionner nos trois compatriotes qui doivent encore passer deux ans à chasser le long de cette rivière au-dessous de la rivière de Henry; ils préfèrent prendre ce parti plutôt que de retourner, couverts de haillons, parmi les hommes civilisés. Quant à M. Miller, son désir de voyager dans le pays des Indiens étant pleinement satisfait, il a résolu de nous accompagner.
MM. Crooks et Macclellan ont pêché pendant la plus grande partie de la journée, et pris dix-huit truites qui, avec un peu de riz, firent notre souper frugal. Les chabots ont entièrement disparu; une espèce de truite les a remplacés; changement qui ne nous déplaît pas du tout, car les premiers poissons sont les plus mauvais que l'on puisse manger.
Nos trapes ne nous ont rien fourni pour appaiser notre faim. Nous avons passé la journée du 31 à raccommoder nos selles. Le soir, nous avons fermé les cachettes, après en avoir retiré divers objets et y en avoir remis d'autres qui nous embarrassoient. Les livres et les papiers furent soigneusement renfermés dans un des anciens trous.
Ayant écrit deux lettres à M. Reed, j'en attachai une à une perche, près du dépôt, et, je remis l'autre à un des Américains qui restoient dans cette contrée, afin de faire connoître, si c'étoit possible, que, nous étions arrivés dans ce lieu sans accident et que les objets cachés avoient été en partie pillés. Une vingtaine de jours après notre départ de l'Oualla-Oualla, M. Reed devoit quitter le confluent du Lewis-River exprès, pour chercher les trois chasseurs, et emporter ce qui avoit été caché en terre. S'il ne lui arrive pas d'accident, il doit bientôt arriver en ce lieu. Nos gens attendront son arrivée qui est d'autant plus désirable, qu'il a le seul canot sur lequel on puisse naviguer, la rivière étang trop remplie de rapides pour qu'on puisse s'y risquer en radeau.
Ayant dit adieu à nos compatriotes le 1er septembre, nous partîmes au nombre de sept. Nous vîmes beaucoup d'antilopes qui étoient si farouches, que nous n'en pûmes approcher qu'à un mille de distance (15 m. E.).
Les falaises et les montagnes s'étoient écartées à une grande distance vers le nord; celles que l'on voyoit au sud, étoient aussi à quelques milles de la rivière dont les bords sont couverts d'une forêt touffue de saules, la plupart très-bas; car les plus hauts ne s'élèvent pas à 30 pieds; les cabanes de castors sont nombreuses le long des deux rives.
La surface du pays devant nous étoit unie, perspective dont nos yeux n'avoient pas été frappés depuis que nous étions partis des plaines de la Columbia. Celles-ci paroissent beaucoup plus Etendues, et n'offrent de même qu'un sol sablonneux, graveleux, brûlé par le soleil et couvert de sauge, d'absynthe et d'autres plantes qui indiquent l'aridité.
Nous éloignant de la rivière, nous avons marché à l'est-sud-est vers les montagnes. Elles étoient revêtues de pins et de cèdres; on voyoit à leur pied des tracés d'Indiens. Nous avons fait halte le 2 au bord d'un ruisseau dont l'eau étoit excellente. (20 m. E. S. E.).
Le 3, le temps fut, de même que dans la soirée précédente, désagréable et froid. Après avoir suivi pendant 23 milles à l'est-sud-est un sentier indien, nous avons traversé un ruisseau bordé de saules et fréquenté par les castors. Il s'y trouvoit des cabanes de Chochonis qui nous ont fourni du saumon sec et une espèce de gâteau excellent fait de racines pulvérisées et de fruits de sorbiers. Ils nous donnèrent aussi un chien. Ils nous apprirent, à notre grand chagrin, que nous avions quitté le bon chemin, et que, pour le regagner, il falloit suivre le ruisseau. Dociles à leurs avis, nous avons marché au nord pendent 5 milles, et, nous étant arrêtés, nous avons fait un excellent repas avec le chien (28 m. E. S. E. et N.).
Le lendemain 4, nous avons déjeuné avec des truites frites dans la graisse du chien et un peu de farine qui nous restoit. Ce repas nous aoarut[ ?] délicieux. Ce jour et le suivant nous avons voyagé à l'est-sud-est et au nord-est, puis au nord. Ayant traversé un canton passablement uni, en longeant les bords de la rivière assez rapide en cet endroit, nous sommes arrivés à la chute du portage; elle a 35 pieds de haut à la rive occidentale, mais c'est plutôt une suite de cascades à la rive orientale. La rivière, qui, dans cet endroit, n'a pas plus de 180 pieds de largeur, en a plus haut un demi-mille; son courant est alors presque insensible; les rives, bordées de saules épais, fournissent une nourriture abondante aux castors. Le pays étoit devenu meilleur, depuis la veille; la sauge et les autres plantes qui l'accompagnent disparoissoient, et le sol, quoique sec, produisoit assez d'herbe pour nos chevaux (45 m.).
Nous avons, le 6, repris notre route à l'est-nord-est, en parcourant le sommet d'un plateau assez uni; la rivière serpentoit à sa base. La branche principale qui est à une grande distance paroît bordée de saules touffus, au-dessus desquels nous découvrions souvent le feuillage d'autres arbres que nous supposions être des peupliers. Deux familles de Chochonis vinrent, le soir, camper auprès de nous. Nous leur achetâmes du saumon sec et un cheval; ils en exigèrent un prix énorme. Toutefois ils eurent regret à leur marché; car, le lendemain matin, ils me rapportèrent mes marchandises, en me priant de leur vendre le cheval. Je n'étois pas trop disposé à leur accorder leur demande; mais, considérant la longue route que nous avions à parcourir dans le pays des Indiens, et la facilité qu'ils auroient à nous voler nos chevaux, je pensai qu'il valoit mieux conserver au moins les marchandises que j'avais données; et le marché fut résilié.
Arrivés à Fall's-Creek, ruisseau ainsi nommé d'après les nombreuses cascades qui interrompent son cours, nous avons quitté le Snake-River, puis marché au sud-est et au sud-ouest, pour atteindre le chemin des Indiens; mais nos recherches ont été vaines (53 m. E. N. E. S. E. et S. S. 0.).
En conséquence, le 9, nous avons traversé un ruisseau sur le bord duquel nous étions campé; ensuite, franchissant des montagnes pierreuses en nous dirigeant à l'est, nous avons trouvé la rivière principale que nous avons suivie le long de sa rive gauche; parvenus à un camp et à un grand chemin, nous avons pensé que c'étoit celui que nous cherchions; mais M. Miller, notre compagnon, ne l'a pas reconnu. Nous nous sommes en conséquence décidés à remonter le ruisseau. Nous avons vu de nombreuses traces d'Indiens le long d'un autre ruisseau qui venoit du sud, à 8 milles au-dessus du camp indien; 3 milles plus loin, la rivière se subdivisoit encore; la branche principale couloit au nord, son cours étoit encore interrompu par des cascades. La plus petite venoit de l'est, et paroissoit la plus fréquentée. Nous l'avons traversée; et, quoique la route fût nouvelle pour nous, nous avions confiance aux traces des Indiens; au bout de 4 milles, le ruisseau tourna brusquement au sud-ouest. Alors, gravissant sur lés montagnes, nous avons passé par une ouverture, et bientôt nous avons découvert devant nous une vaste plaine. Marchant à l'est, nous avons, au bout de 18 milles, trouvé une rivière qui couloit à travers un pays assez uni et se dirigeoit vers le sud. M. Miller s'écria que c'étoit celle le long de laquelle il avoit chassé l'année dernière. Elle a 300 pieds de largeur; dans cet endroit, elle est resserrée entre une rive rocailleuse et perpendiculaire, et une haute montagne couverte en partie de pins (42. E).
La grande plaine que nous avions traversée offroit des traces fraîches de bison; ce qui nous fit espérer d'en rencontrer sous peu de jours: Nous vîmes des chèvres sauvages que, malgré nos efforts, nous ne pûmes atteindre; heureusement nous abattimes deux oies sauvages. Un gros ours noir passa, le 10 au soir, près de nôtre camp; il nous fût impossible de lui faire le moindre mal. Nous n'étions pas heureux dans nos chasses; notre principale ressource pour subsiste étoit la pêche. Les truites et un autre poisson excellent nous empêchoient de mourir de faim (40 m. E. S. E.).
Nous nous remîmes en route le 12; le pays s'ouvroit beaucoup au sud; les montagnes s'éloignoient à une grande distance; une belle plaine, basse occupoit l'espace intermédiaire. Nous avons traversé plusieurs ruisseaux en allant à l'est-sud-est. Lorsque nous revînmes de lever nos filets, un grand nombre d'Absarokas étoit à notre camp, ils furent paisibles; quelques-uns retournèrent, chez eux pour nous en rapporter de la chair de bison. Connoissant l'adresse de ces Indiens à voler les chevaux, nous doublâmes notre garde, précaution qui n'étoit nullement superflue; car, vers minuit, ils devinrent plus nombreux, et se conduisirent de manière que nous fûmes obligés d'être sur pied le reste de la nuit (23 m. E. S. E.).
Le 13, au point du jour, je leur achetai le peu de viande qu'ils avoient et de la peau de bison; ensuite ils voulurent nous vendre des chevaux contre de la poudre à tirer. Je finis par y consentir. Ils n'en furent pas moins insolens, et montrèrent une disposition si bien prononcée de nous voler, que nous ne quittâmes, pas nos armes; malgré notre vigilance, ils nous dérobèrent un sac qui contenoit tous nos ustensiles de cuisine. Pour prévenir, une rupture ouverte, nous leur donnâmes une vingtaine de livres de poudre, et nous partîmes, heureux d'en être quittes à si bon marché.
Ayant parcouru 10 milles à l'est a travers des montagnes, nous avons trouvé un grand ruisseau qui venoit du nord: La fumée qui s'élevoit de différens côtés sur plusieurs des plus hautes montagnes, nous donna lieu de supposer que c'étoient des signaux des Indiens pour réunir des renforts, afin de nous poursuivre et de nous attaquer; car il étoit aisé de s'apercevoir que le manque de forces suffisantes les empêchoit seul de nous faire tout le mal possible. En conséquence, nous prîmes le parti de nous écarter de notre direction précédente et d'aller au nord, non seulement pour nous tenir hors de la portée de ces coquins, mais aussi pour arriver plus tôt au pays que M. Miller connoissoit (25 m. E. et N.).
Contre notre attente, nous passâmes la nuit fort tranquillement; et nous étant remis en route, le 14, en montant un peu au nord-ouest, nous eûmes encore des montagnes à traverser. Nous venions de faire halte sur le bord d'un ruisseau qui couloit au nord, lorsque trois Chochonis arrivèrent. Apprenant que les Absarokas n'étoient pas très-éloignés, ils s'en allèrent, ayant l'air consterné (21 m. N.).
Nous étions de bonne heure à cheval le 15. Après avoir traversé des montagnes et des ruisseaux en allant au nord-est, et suivant un sentier des Indiens pendant les 19 derniers milles au nord, nous avons campé, le 16, sur les bords d'une rivière très-rapide dont le lit est inégal et pierreux. L'ayant passée, nous reconnûmes que nous étions bien loin d'avoir atteint l'objet que nous avions en vue: selon ce que nous avions appris du Millers-River, nous aurions dû le rencontrer à peu près dans le canton où nous étions, tandis que la rivière le long de laquelle nous nous trouvions couloit dans une direction absolument opposée, et devoit être une branche du Snake. Ayant donc perdu le chemin par lequel nous nous proposions de franchir les Monts-Rocailleux, sachant qu'il devoit être beaucoup plus méridional, et prévoyant que si nous retombions au milieu d'une troupe nombreuse d'Absarokas, ils nous enleveroient nos chevaux avec notre bagage, et pourroient même attenter à nos jours, nous conclûmes que le parti le plus sûr pour nous étoit de descendre le long de la rivière et de franchir le premier chaînon des montagnes par la route que nos compatriotes avoient parcourue l'année dernière. Nous vîmes un ours noir et un grand nombre d'antilopes dont nous ne pûmes pas approcher (55 ni. N. et E. N.).
Les bords marécageux de la rivière que nous suivions en marchant au nord et au nord-ouest nous forçoient de nous en tenir à une certaine distance. Parvenus à un endroit où deux ruisseaux sortoient des montagnes, nous nous aperçûmes que le plus méridional étoit le moins considérable, quoiqu'il fût assez large; nos coinpagnons qui, l'année dernière, avaient accompagné M. Hunt, supposèrent que l'autre, beaucoup, plus gros, devoit être le Mad-River. Ayant tourné à l'ouest, nous fîmes halte, le 17, au milieu d'un petit bois de peupliers; nous réussîmes ensuite à tuer une antilope qui vint bien à point augmenter nos provisions, très-insuffisantes pour nous nourrir (23 m. N. N. N. O. et O.).
Le ruisseau que nous suivions depuis deux jours s'étant réuni à la branche principale, celle-ci couloit avec une telle rapidité et si près des montagnes, qu'il a fallu, le 18, s'engager dans leurs rangées inférieures par un chemin affreux, embarrassé d'arbres tombés et de rochers, et coupé par des flaques d'eau bourbeuse. Tous les ruisseaux que nous avons vus depuis notre rencontre avec les Absarokas inondent le pays voisin, à cause des digues que construisent les castors partout où des saules leur offrent une subsistance pour l'hiver. Les Indiens ne négligent rien dans les petites rivières pour couper ces digues; mais leurs efforts n'obtiennent pas un grand succès, faute des instrumens nécessaires (16 m. O. et N. O.).
Nous étions debout, le 19, au point du jour, et je venois d'arriver au bord de la rivière, lorsque les Indiens se firent entendre près de notre camp; aussitôt le cri de « voici les Indiens ! » fut répété par tous les hommes de notre troupe. Nous n’eûmes que le temps de prendre garde à nos armes; plusieurs Indiens accoururent jusqu'à 900 pieds d'un des côtés de notre camp, ayant, par leurs cris, fait fuir tous nos chevaux, quoiqu'ils fassent entravés. Nous avons à l'instant marché aux Indiens, et nous étions à peu près à portée de fusil des plus proches, quand des cris répétés du côté d'où ils venoient nous fit faire retraite, afin de nous défendre, ainsi que notre bagage; car nous pensions avec raison qu'un petit nombre seulement s'étoit mis à la poursuite des chevaux, et que leur corps principal se tenoit en réserve pour nous attaquer par-derrière si nous allions contre les plus avancés, ou pour piller notre camp si' l'occasion s'en présentoit.
Du train dont nos chevaux couroient, tous nos efforts pour les rattraper auroient été inutiles; en les poursuivant, nous aurions, certainement perdu tout ce qui nous restoit, ce qui auroit rendu notre condition bien pire. Les sauvages, dont les cris nous avoient fait revenir vers notre bagage, survirent bientôt les autres, et nous pûmes juger alors que la bande entière n'étoit que de vingt hommes. Si nous l’eussions su seulement trois minutes plus tôt, nous eussions pu probablement sauver quelques-uns de nos chevaux; des paroles échappées à ces bandits nous ont donné lieu de présumer qu'ils appartenoient à la nation des Absarokas, et faisoient partie de la troupe que nous avions rencontrée sur le Miller's-River.
Leur manière de voler les chevaux mérite d'être décrite en détail. Un homme de la troupe passa à cheval au-delà de notre camp, et se plaça sur un tertre très-visible dans la direction qu'ils vouloient faire prendre aux animaux. Les autres, qui étoient cachés derrière notre camp, le voyant bien préparé, se mirent à jeter le cri de guerre, qui est le plus épouvantable et le plus discordant que l'on puisse imaginer, car il imite les hurlemens des diférens animaux carnassiers. A ce bruit horrible, les chevaux levèrent naturellement la tête pour voir ce que c'étoit; dans ce moment le sauvage, posté en avant, fit partir son cheval au galop, et les autres, qui le virent courir, ayant l'air d'être emporté par la frayeur, le suivirent comme s'ils eussent été poursuivis par une légion de bêtes féroces. C'est de cette manière qu'une douzaine ou une vingtaine de ces sauvages ont souvent réussi à enlever tous les chevaux d'une troupe de guerriers forte de 600 hommes; car, dès que ces animaux prennent la peur, rien ne peut les arrêter.
Le vol que je viens de raconter est un des plus hardis et des plus audacieux dont j'aie jamais entendu parler. Il me prouva que ces Indiens étoient bien déterminés à nous enlever nos chevaux et qu'ils nous auroient sans doute toujours suivis, même à une très-grande distance. S'ils ne Nous attaquèrent pas la première fois que nous les vîmes, c'est qu'ils s'aperçurent que nous étions bien préparés à nous défendre.
Cet événement imprévu nous mit dans la nécessité de faire toutes les dispositions nécessaires pour continuer à voyager à pied le long de la rivière. Nous espérions rencontrer, dans les plaines qu'elle traverse au-dessous de l'affluent du Fort-Henry, des Chochonis qui ont des chevaux; si nous pouvions les déterminer à nous en vendre, nous suivrions notre premier projet, et nous parviendrions, avant la mauvaise saison, sur les bords de la Rivière-Plate. Si ce projet ne pouvoit réussir, nous étions décidés à prendre nos quartiers d'hiver du côté du Spanish-River (Rio-del-norte); nous n'avions plus de vivres que pour un repas, et nous nous reposions avec confiance sur la bonté de la providence qui nous feroit trouver dans notre chemin des moyens de subsister. Dans la soirée, on a visité les piéges; un castor s'y étoit pris.
Privés de nos moyens de transport; nous prîmes des mesures pour diminuer notre bagage. Tout ce qui pouvoit se brûler fut livré aux flammes; le reste fut jeté dans la rivière, afin que les coquins qui nous avoient dépouillés ne pussent profiter de rien de ce qui nous embarrassoit. Un de nos gens les aperçut qui nous épioient près de notre camp, pour observer dans quel endroit nous cacherions les choses que nous ne pouvions pas emporter.
Dans les journées du 20 et du 21, nous avons pêché des truites et pris un castor. C'étoit un grand soulagement dans notre disette; elle nous tourmentoit d'autant plus, que nos paquets nous paroissoient bien lourds à porter dans un chemin extrêmement inégal. Ayant continué à marcher au nord-ouest, on s'est arrêté pour faire des radeaux, afin de traverser la rivière; le bois paroissoit rare plus bas, et l'on ne découvroit de gué nulle part (18 m.).
Nous nous sommes embarqués le 22, sur deux radeaux; le cours de la rivière, d'abord très-fort et très-tumultueux, devint plus uni et plus tranquille; de sorte qu'au lieu de la traverser, nous continuâmes à naviguer au nord-ouest jusqu'au 27. Dans ce voyage par eau, nous, prîmes plusieurs castors. Ces animaux étoient extrêmement nombreux, et nous aurions pu en tuer beaucoup chaque jour; mais c'eût été pitié, car nous avions pour le moment des vivres en abondance. Un jour, en dépouillant un élan qui venoit de tomber sous nos coups, nous avons trouvé dans son corps une balle et une pointe de flèche qui, suivant les apparences, devoient y être depuis une semaine. Nous avons, en conséquence, supposé que les Pieds-Noirs étoient; depuis peu de temps, venus dans cet endroit (91 m.).
Les montagnes étoient moins hautes d'ans l'endroit où nous étions parvenus. Nous avons resté toute la journée du 28 sur la rive gauche du Mad - River, faisant tous les préparatifs nécessaires pour notre voyage par terre. Ayant partagé notre viande, nous en avions chacun vingt livres à porter.
Le Mad-River (rivière fougueuse) est généralement très-rapide, comme son nom l'indique; il a un cours extrêmement sinueux au milieu des montagnes qui sont très - hautes à l'est, tandis qu'à l'ouest elles méritent au plus le nom de collines; ses bords sont généralement graveleux, quelquefois une couche légère de terre végétale les recouvre. Les montagnes sont composées de rochers noirs et durs; des pins et des cèdres ornent leurs flancs, tandis que les collines sont nues, ou n'offrent qu'une herbe courte.
Des quantités prodigieuses de castors habitent le Mad-River et ses affiuens, dont les bords sont ombragés par des peupliers et des saules qui fournissent une nourriture abondante à ces animaux.
Malgré sa grande rapidité, le cours du Mad-River n'est pas embarrassé de chutes, de cascades, ni de mauvais rapides; nous n'avons, qu'une seule fois dans notre navigation, été obligés, de porter notre radeau à terre pour franchir un mauvais passage. Il coule dans un seul canal tant qu'il est au milieu des montagnes; dans cet endroit où il en sort, il commence à se partager en plusieurs bras formant des îles sans nombre couvertes d'arbres, et fréquentées par les castors.
Le 29, nous avons traversé la rivière de bonne heurs; et, après avoir marché dans un vaste fond ombragé par des peupliers, des aubépines et des saules, nous avons grimpé sur la rive supérieure; le terrain est devenu très-rude, et, bien fatigués de notre journée, nous avons campé sur une branche de la rivière dans les montagnes. Nous avions vu des antilopes; mais nous n’avons pas voulu tirer des coups de fusil parce que, suivant toutes les probabilités, les Pieds-Noirs se trouvoient dans notre voisinage; s'ils nous eussent découverts, c'en étoit fait de nous (17 m.).
En nous dirigeant vers le nord-est, nous avons trouvé un chemin fort large qui nous a paru frayé par les chevaux depuis près de trois semaines; nous n'avons pu deviner quels Indiens l'avoient tracé: cependant nous penchons à croire que c'étoient les Absarokas, venus probablement dans ce canton pour voir si nous y avions fait un établissement, conformément à ce que M. Hunt leur annonça l’année dernière. Le 30, nous perdîmes ce sentir à peu de distance de la rivière. Ayant campé dans une ravine profonde, un de nos Canadiens qui cherchoit de l'eau découvrit plusieurs sources, les unes chaudes, les autres froides; une de ces dernières étoit acidulée et' légèrement imprégnée d'un goût ferrugineux. La source la plus considérable est très-claire et sulfureuse; son eau est grasse au toucher; et bouillonne comme l'eau de savon. Ses bords sont couverts d'une efflorescence jaunâtre, qui affecte l'odorat d'une forte odeur de soufre à une certaine distance. La fumée qui s'élève de la source peut s'apercevoir à deux milles au moins (21 m. N. E.).
Ce n'étoit pas assez que d'avoir à combattre les difficultés que l'on rencontre à chaque pas dans une contrée sauvage et inhabitée; il s'en présenta de nouvelles, bien plus cruelles pour nous que celles qui tenoient à la nature du pays. Depuis deux jours, M. Crooks étoit un peu indisposés, le 30 au soir, il fut pris d'une fièvre violente. Pour comble de contrariété, M. Macclellan, qui étoit chargé du piége à castor, refusa de le porter plus long-temps, et même de prendre un fardeau équivalent en viande sèche. Enfin, le 1er octobre, il s'éloigna de nous, en nous disant qu'il pouvoit tuer assez de gibier pour sa subsistance journalière. Quand nous lui annonçâmes que nous comptions franchir la montagne à droite, afin d'éviter plus sûrement les Pieds-Noirs, dans les sentiers desquels nous nous trouvions, il nous répondit qu'à cause de son mal au pied il prendroit une autre route. Il fit le tour de la base, de la montagne.
Ayant traversé la rivière dans l'après midi, nous avons trouvé le passage des montagnes un peu difficile, à cause de la neige qui, en quelques endroits, étoit extrêmement profonde. Nous avons apercu M. Macclellan dans la plaine en avant de nous, quand nous descendions pour y arriver; sa largeur étoit à peu près de 19 milles, elle est arrosée par une rivière qui tombe dans le Henrys-River (18 m. E. -S. -E.).
La maladie de M. Crooks augmenta tellement, que j’insistai pour qu'il prit une dose d'huile dé castor. Ce médicament produisit l'effet que j’en attendois. Cependant M. Crooks avoit une fièvre si forte, et en même temps étoit si foible, qu'il fallut renoncer à l’idée de continuer notre voyage avant qu'il fût rétabli. Mes compagnons me sollicitoient de partir sans lui, me représentant, avec beaucoup de raison, le danger imminent auquel nous exposoit un délai dans ce pays inconnu et stérile, au milieu de sauvages ennemis invétérés des blancs, dans le sein de montagnes impraticables et remplies de neige, à une époque de l'année déjà avancée, sans provision pour un jour et sans beaucoup d’espoir de nous en procurer même en nous hasardant à chasser. J'avons que cette perspective peu rassurante produisit un certain effet sur mon esprit; mais l'idée de laisser un de mes compatriotes dans une situation si désespérée, répugnoit trop à mes sentimens pour me permettre de délibérer long-temps sur ce que je ferois, surtout parce qu'il me paroissoit probable qu'en peu de jours il pourroit se mieux porter. Je fis part de cette espérance à mes compagnons, et je finis par leur persuader, quoiqu'à leur grand regret, d'attendre l'événement.
Les sensations que j'éprouvai en cette occasion et à la vue de ce désert inconnu et peu fréquenté sont si pénibles qu'il est impossible de se les figurer. Je n'entrevoyois que la disette, la misère, les dangers de toute espèce. Combien l'homme sent sa foiblesse dans une si cruelle position! la réflexion lui fait voir qu'il n'a pas la force de supporter de très-grands maux, et qu'il ne peut pas faire beaucoup pour y remédier.
Le 2 octobre, nous eûmes le bonheur de tuer un élan; quoique M. Crooks fût encore très-foible, je le pris sous le bras, et nous nous remîmes en route. Depuis quelques jours, le temps étoit généralement froid (6 m. à l' E. en remontant le long de la rivière).
Il fallut rester en place le 3. Je n'avois plus de médicamens à donner à M. Crooks; nous le fîmes suer à la matière des Indiens, ce moyen produisit un bon effet. Le 5, en nous changeant du paquet de M. Crooks, nous fûmes en état de nous mettre en route. Un ours blanc, que nous tuâmes et qui avoit plus de trois pouces de graisse aux cuisses, accrut nos provisions. Nous parcourûmes continuellement des marais. Ils sont produits par les ruisseaux qui sortent du mont Pilot's-Knob, que nous avions à l'est. Lorsqu'ils arrivent dans les terrains bas, leur cours est arrêté par les digues des castors (8 m. S.).
Ayant, le 6, laissé les marais à droite, nous avons passé le long des montagnes, à travers des plaines où coule la branche principale de la rivière qui sort du Pilot's-Knob. Nous l'avons suivie jusqu'au sommet de cette montagne qui étoit couverte de neige; et, marchant toujours dans la même direction, nous sommes arrivés le 7 sur les bords du Mad-River que nous avons passé cinq fois. La vallée a plusieurs milles d'é tendue, et un mille de largeur en plusieurs endroits de sa partie supérieure; elle est ombragée par des bois touffus de peupliers et de pins (41 m. S. S. E.).
Du 8 au 11, nous avons tourné dans les montagnes en suivant plusieurs directions, tantôt gravissant sur les hauteurs, tantôt descendant le long de leurs flancs, traversant et remontant les ruisseaux. Nous avons laissé le Mad-River au point où il entre dans les montagnes. La route étoit, dans quelques endroits, si escarpée et si mauvaise, que nous avions beaucoup de peine à nous y tenir. Le 11, en arrivant au pied de la montagne d'où sort le Spanish-River, nous avons trouvé la carcasse d'un loup qui avoit servi la veille au souper de M. Macclellan. Quant à nous, nos provisions n'etoient pas abondantes; car, dans ces quatre jours, nous n'avons tué qu'une antilope assez maigre et un castor. Le triste pays que nous avions parcouru offre des traces de bouleversement; car, dans un endroit, la chute d'une montagne, ayant arrêté le cours d'un ruisseau, avoit donné naissance à un étang de plus de 300 pieds de circonférence (73 m. S.S.E., S.S.O., E. et S.E.).
Etant parvenus, le 12, avec beaucoup de peine, au sommet de la montagne qui est très-roide, nous sommes ensuite descendus par une ravine sur les bords du Spanish-River qui a plus de 450 pieds de largeur; il est d'ailleurs peu profond; ses bords sont nus, on n'y voit qu'un petit nombre de saules. Nous nous étions flattés de l'espérance de trouver beaucoup de bisons dans cet endroit: nous n'y aperçûmes que des traces fort anciennes de ces animaux. Il fallut donc passer la rivière et suivre sa rive gauche pour découvrir des indices de castor. Nos efforts ne furent pas inutiles. Ayant campé après, nous aperçûmes une fumée dans le sud-ouest. Aussitôt un de nos Canadiens fut dépêché pour reconnoître ce qui lóccasionnoit; nous supposions que c'étoitent des Indiens qui nous procureroient des vivres. La nuit vint avant que notre émissaire fût de retour. Il fallut à minuit, se coucher sans souper (16 m. E.S.E. 13, S.O.).
Notre position devenoit extrêmement cruelle. Le 13 au matin, nous ne trouvâmes au piége que la patte d'un castor. Quoique nos forces fussent singulièrement abattues, nous nous remîmes en route, car il n’y avoit pas d'alternative; en restant en place, nous serions morts de faim. Bientôt nous rencontrâmes notre compagnon. Il nous dit que la fumée que nous avions aperçue avoit été produite par l’incendie du camp de M. Macclellan qui avoit pris feu pendant qu'il étoit occupé à pêcher à quelque distance. Il apprit à notre émissaire qu'il avoit été très-indisposé, et n'avoit eu presque rien à manger depuis qu'il s'étoit séparé de nous; ajoutant qu'il se trouvoit heureux de ce que nous étions près de lui, et qu’il nous attendroit dans son camp, avec l’espoir que nous aurions quelque chose pour lui, parce que, autrement, il ne pourroit pas aller bien lion.
En arrivant auprès de M. Macclellan, nous avons été émus de pitié. Il étiot couché sur la paille; sa maigreur, sa pâleur, sa foiblesse étoient excessives; il avoit l'air d'un squelette, il pouvoit à peine lever la tête ou parler. Notre présence sembla le ranimer; nous vînmes à bout, par nos discours, de lui persuader de nous accompagner;
il refusa long-temps, disant qu'il valoit autant pour lui mourir dans cet endroit que dans un autre, puisque nous n'avions pas l`espoir d'un prompt secours. Enfin, nous étant chargés de ses effets, nous nous mîmes en marche avec lui dans une plaine sablonneuse et stérile, et nous fîmes halte de bonne heure sur les bords d'une petite rivière, parce que nous avions vu des antilopes dans le voisinage. Nos efforts pour nous procurer des provisions furent inutiles. Nous revînmes au camp le cœur navré. (17 m. S.E.).
Nous nous disposions à nous coucher, quand un de nos Canadiens s'avança vers moi le fusil à la main, et me déclara qu'il n'y avoit pas d'apparence que nous pussions trouver des subsistances, au moins jusqu'à ce que nous fussions parvenus à l'extrémité de la plaine, ce qui exigeroit trois ou quatre jours; qu'il étoit donc décidé à ne pas aller plus loin, et qu'il falloit tirer au sont, afin d'en sacrifier un de la troupe pour le salut des autres: il ajouta, apparemment pour me faire consentir à son atroce proposition, que je serois exempt du tirage, en ma qualité de chef. Je frémis et j'épuisai tous les raisonnemens que le pus trouver pour inspirer à ce Canadien l'horreur que je ressentois. Je lui représentai avec force que, très- probablement nous rencontrerions le lendemain quelque animal; j'insistai vainement. Alors, voyant qu'il travailloit
à faire adopter son idée à d'autres, je pris mon fusil, je couchai le Canadien en joue, et lui déclarai que j’allois tirer sur lui s'il persistoit dans son épouvantable projet. Mon air résolu l'effraya tellement, qu'il tomba sur-le-champ à genoux, et demanda pardon à tout le mondes en promettant, avec serment, de renoncer pour toujours des idées semblables.
Cette aventure avoit commencé à me causer une forte agitation; elle devint si violente quand je me fus mis à réfléchir à notre situation désespérée et à la triste perspective que nous avions devant nous, que j'éprouvai ensuite une foiblesse extrême et que j'eus beaucoup de peine à me traîner jusqu'à mon lit. Pour la première fois de ma vie, je n'y pus pas goûter le repos que mes fatigues et mon épuisement me rendoient si nécessaires. Je pensai naturellement au temps heureux de ma jeunesse. Alors les soucis, les difficultés, les malheurs n'étoient pour moi que des choses imaginaires. Maintenant j'éprouvois tontes les misères qu'il est possible de se figurer; et je voyois, par une funeste expérience, que l'homme, réduit à ses propres ressources, court le risque de ne pas pouvoir soutenir son existence.
Le 14, nous poursuivîmes lentement notre route. Nous venions de franchir des collines, lorsqu'à notre joie inexprimable, nous découvrîmes un vieux bison, qui ne pouvoit pas courir bien vite; cependant nous eûmes beaucoup de peine à le tuer. Notre faim étoit si pressante, que nous mangeâmes une partie de cet animal toute crue (9 m. S.E. 2 E.).
Nous avons passé la plus grande partie de la nuit à manger et à boucaner la chair du bison. La manière vorace dont chacun avaloit les morceaux me causa d'abord quelques alarmes; heureusement il ne s'ensuivit aucun inconvénient sérieux, probablement parce que je ne permis de manger à discrétion que lorsque l'on avoit bu une certaine quantité de bouillon.
Ce bon repas nous ayant rendu une partie de nos forces, nous suivîmes, le 15, les bords de la rivière sur laquelle nous avions campé la veille: notre intention étoit de ne pas nous en éloigner, tant qu'elle couleroit dans la direction de notre route, ou au moins jusqu'à une montagne que nous apercevions à l'est, et auprès de laquelle nous espérions trouver un affluent du Missouri.
Nous avons traversé un coude de la rivière et un chemin d'Indiens tracé depuis une quinzaine de jours; il couroit à peu près au nord-est. Nous supposions qu'il avoit été fait par les Absarokas, et les nombreux squelettes de buffles épars de tous les côtés nous donnèrent lieu de supposer que ces Indiens avoient chassé dans ce pays durant la plus grande partie de l'été. Nous n'avons aperçu que quelques bouquetins, qui étoient extrêmement sauvages (12 m. E. S. E.).
La rivière coulant au sud-ouest, nous l'avons quittée le 16. Le pays continuoit, comme la veille, à être légèrement ondulé. Nous avons traversé plusieurs ruisseaux très - considérables. Leurs bords étoient couverts de pins, de peupliers et de saules: Tout près d'un de ces ruisseaux, se trouvoit un camp indien très – grand: il paroissoit avoir été abandonné depuis un a mois à peu prés. Une immense quantité d'os de bisons étoit éparse à l'entour. On voyoit au milieu de ce camp une cabane qui avoit 150 pieds de circonférence; elle étoit formée par vingt troncs d'arbres de douze pouces de diamètre et de quarante-quatre pieds de hauteur: des branches de pins et de saules, entrelacées en travers de ces troncs, procuroient un assez bon abri. Trois tombeaux étaient placés, dans la direction de l'est à l'ouest, à l'extrémité de la cabane opposée à la porte. Une branche de cèdre rouge, fixée solidement en terre, indiquoit la tête; un gros cràne de bison, peint en noir, étoit posé au pied de chacune. Le bâtiment étoit de forme circulaire: la quantité et la dimension des matériaux qui étoient entrée dans sa construction, faisoient présumer qu'elle avoir exigé des travaux et un temps très-considérables. Nous en conclûmes que les personnages pour lesquels on l'avoit entreprise devoient être très-distingués dans leur tribu. Dans plusieurs endrois de cet édifice étoient suspendus toutes sortes d'ornemens, entre autres des mocassons d'enfans (24 m. E. S. E.).
Toutes les rivières que nous avions traversées récemment, de même que celles que nous avons passées le 17, coulent au sud-ouest, et vont porter leurs eaux au Spanish-River. Elles prènnent leur source dans les montagnes, à l'est, qui sont la branche principale des Monts-Rocailleux; leur hauteur est prodigieuse, leur surface extrêmement âpre et raboteuse; on ne voit que des masses énormes de rochers noirâtres, presque entièrement dépourvus d'arbres, et couverts de neige en plusieurs endroits (12 m. E. S. E.).
Le 18, nous avons franchi les montagnes que nous avions devant nous, et passé de nouveau la rivière sur laquelle nous avions campé la nuit précédente. Au bout d'une plaine basse, nous l'avons encore traversée; et, à la rive opposée, nous avons trouvé une centaine de Chochonis que nous avons accompagnés jusqu'à leurs cabanes. Il y en avoit une quarantaine faites principalement en branches de pin. Ces Indiens nous reçurent bien, malgré leur pauvreté. Ils échangèrent, contre des marchandises, le seul cheval qui leur restât, les Absarokas, dans leur dernière excursion à travers ce pays leur ayant enlevé tous ceux qu'ils avoient, ainsi que plusieurs de leurs femmes. Ils nous cédèrent aussi, pour quelques bagatelles, de la chair de bison, et du cuir pour nous faire des mocassons, dont nous avions un besoin extrême (15 m. S.E., 3 m. N. E.).
Ils nous racontèrent que, le printemps dernier, les Absarokas ayant rencontré deux de nos chasseurs, les avoient dépouillés de tout ce qu'ils avoient; ceux-ci avoient, dans cette affaire, tué deux sauvages; mais, accablés parle nombre, ils avoient fini par être massacrés. Ils nous dirent aussi que deux des Canadiens laissés par M. Crooks l'hiver dernier, avoient accompagné une de leurs bandes pour chasser le bison, aux sources du Missouri, et que toute la troupe y avoit été tuée par les Pieds-Noirs. Ce furent sans doute ces deux malheureux qui conduisirent les Indiens à nos cachettes sur le Snake-River.
Ils nous apprirent que, l'été dernier, les Arapahays ayant rencontré quatre de nos gens qui chassoient au castor; le long du Spanish-River, les égorgèrent pendant la nuit, et s'emparèrent de leurs effets. Alors nous leur annonçâmes que le jour n'étoit pas éloigné auquel nous tirerions une vengeance éclatante des auteurs de ces crimes; ils en parurent très-contens, et nous offrirent leurs services pour nous aider à exécuter notre dessein. Naturellement, cette proposition fut acceptée; ensuite on fuma dans le calumet de paix la conférence finit.
Ces Indiens ont une sorte tabac sauvage qui croît dans les plaines contiguës aux montagnes du Spanish-River, il a les feuilles plus étroites que le nôtre, il est plus agréable à fumer, ses effets étant bien moins violens. Ces montagnes sont composées principalement de pierre ponce, de granite, de silex, etc. On y trouve une argile qui est très-fine et très-légère, d'une odeur agréable et dé couleur brune, tachetée de jaune; elle se dissout facilement dans la bouche, et, comme toutes les terres de même nature, happe fortement a la longue. Les Indiens en font des jarres, des pots, des plats de diverses formes. Ces vaisseaux communiquent une 'odeur et une saveur très-agréables à tout ce qu'ils renferment; ce qui provient sans doute de la dissolution de quelque substance bitumineuse contenue dans l'argile. On y rencontre aussi des terres métalliques de différentes couleurs, telles que veines, bleues, jaunes, noires, blanches, et deux sortes d 'ocres, l'une pâle, l'autre d'un rouge brillant comme du vermillon. Les Indiens en font très-grand cas; ils s'en servent pour se peindre le corps et le visage.
Notre cheval fut chargé de viande pour cinq jours, et nous partîmes, le 19, au lever du soleil. Le vent souffloit du nord-est ; il étoit très-froid; et de temps en temps apportoit de la neige; il en tomba pendant la nuit. Heureusement nous pûmes augmenter nos provisions d' un jeune bison qui fut tué dans la soirée. Nous traversions un pays extrêmement rude et inégal; coupé par des torrens qui venoient de l'est; nous suivîmes ensuite un chemin où un grand nombre d'Absarokas avoient passé, car leurs traces le faisoient connoître; puis nous entrâmes, le 20, dans un beau pays, agréablement ondulé, ayant à gauche la chaîne principale, et une autre très-élevée à droite. Nous marchions généralement au sud-est (40 m.).
La chaîne des montagnes qui sépare les eaux du Wind-River de celles de la Columbia et du Spanish-River, se termine brusquement en cet endroit, et, tournant au nord-est, forme un point de partage entre le Big-Horn et la Rivière Plate, d'une part, et d'autres rivières, d'une autre, qui, au-dessous du pays des Sioux, vont également se jeter dans le Missouri.
Le pays, arrosé par le Spanish-River, est, d'après ce que nous avons pu voir, extrêmement uni; borné à l'ouest par des montagnes très-hautes, qui se dirigent au sud-ouest, et à l'est par d'autres que nous venions de traverser, et qui courent au sud-sud-ouest.
Comme le chemin des Absarokas alloit au sud-est, nous l'avons abandonné, parce que nous appréhendions de rencontrer quelques-unes de leurs vedettes, les informations que nous avions reçues des Chochonis nous faisant présumer qu'ils étoient à peu de distance sur les bords de la riviére à l'est. Nous supposions que nous étions aux sources du Spanish-River de ce côté.
Les montagnes que nous avions à droite s'abaissant beaucoup, nous les avons franchies, et nous sommes arrivés sur une petite rivière au milieu d'une prairie nue, où nous n'avons. eu pour nous chauffer que des brins de sauge; ce qui ne nous a pas beaucoup garanti du vent perçant du nord (8 m. S. S. E.).
Dans la plaine ou vallée que nous avions parcourue aujourd'hui, et qui a 3 milles de circonférence, on voit plusieurs sources d'eau claire et limpide qui inonde sa surface, et par l'évaporation se cristallise en sel aussi blanc que la neige. Le sol en est imprégné à dix-huit pouces de profondeur. Les Indiens l'aiment passionnément, et viennent le recueillir, tandis que ceux qui demeurent près de la met le détestent, et ne veulent manger de rien de ce qui en a été touché. Les montagnes voisinés, autant que j'ai pu l'observer, n'offrent aucune indication de sel minéral; cependant elles doivent en contenir abondamment, si l'on en juge par la grande quantité que ces sources en déposent.
La rigueur du froid et la neige nous ont forcés, le 21, de nous arrêter de bonne heure sur les flancs d'une haute montagne que nous devions traverser. Nous ne manquions pas, dans notre camp, de bois de tremble pour flous chauffer, mais nous n'avions pas une goutte d'eau. Nous avions rencontré dans la journée plusieurs sentiers d'Absarokas (18 m. E. N. E.).
Nos peines furent allégées le 22. A peine avions-nous grimé sur la montagne, pendant trois milles, que nous trouvâmes une source d'eau excellente. Au bout de cinq milles de plus, nous atteignîmes le sommet de la montagne, que nous avons désignée par le nom de Big-Horn; elle est au milieu dé la chaîne principale. Sur ses flancs et sur son sommet, nous avons vu différentes coquilles, qui proviennent évidemment dé la mer; son sommet, qui est plat, offre une plaine de trois milles carrés. Au milieu, il y a un lac considérable, qui, selon toutes les apparences, étoit autrefois le cratère d'un volcan; d'ailleurs, la forme de cette montagne annonce une origine volcanique.
La chaîne principale est située entre quatre autres, moins hautes, qui lui sont parallèles, et en sont éloignées de 40 à 80 milles, mais lui sont attachées, en plusieurs endroits, par ces ramifications transversales; d’autres branches de montagnes, plus petites, partent de ces chaînes et s'avancent dans différentes directions.
Après avoir parcouru doute milles de plus, nous sommes arrivés au pied de la montagne. Nous y avons trouvé une source dont l'eau étoit blanchâtre; son goût ressembloit à celui de l'eau bourbeuse du Missouri (20 m. S. E.).
Nous avions tué, deux big-horns, qui sont très-communs dans ces montagnes; leur chair étoit excellente; ils nous procurèrent, le 25, un excellent déjeûner; le froid étoit perçant. Nous atteignîmes bientôt la source d'un torrent qui couloit à l'est entre des rives hautes et au milieu de collines d'une terré friable et bleuâtre, qui paroissoit être fortement imprégnée de cuivre. Supposant que nous étions sur un affluent du Missouri, nous décidâmes de suivre ses bords. Pendant quelques milles, il couloit à l'est, mais ensuite il tourna graduellement au sud-ouest; alors nous l'avons abandonné, espérant de rencontrer bientôt un de ses coudes. Ayant gravi une colline, nous avons revu le torrent à une grande distance, qui se dirigeoit vers le sud-est. Comme nous n'apercevions de ce côté qu'une plaine à perte de vue, nous avons pensé qu'il falloit renoncer à l'idée de prendre ce ruisseau pour guide, et plutôt marcher vers des montagnes éloignées d'une soixantaine de milles dans l'est; nous supposions que nous trouverions dans les environs une autre rivière. Au reste, nous étions bien déterminés à passer l'hiver dans le premier endroit convenable.
La colline où nous étions reçut de nous le nom de Discovery-Knob (sommet de la découverte); nous nous séparâmes de divers côtés pour chercher de l'eau: enfin, nous fûmes assez heureux pour en trouver dans quelques flaques de la prairie haute, mais nous n'avions pas de bois (34 1/2 m. E. S. E. et S. E.).
Un vent de nord-est, froid et perçant, nous fit décamper, le 24, avant le jour. Nous traversâmes un pays nu, dont le sol étoif assez maigre. Notre marche fut très-désagréable, à cause de la grande quantité de neige que le vent nous apporta pendant plusieurs heures. Nous allions toujours dans l'espérance de rencontrer de l'eau; nous fûmes obligés de nous contenter de neige fondue, et nous ne pûmes, le soir, faire de feu qu'avec de la bouse de bison (27 m. E. E. N.).
Nous fûmes plus heureux le 23, ayant rencontré un ruisseau à quelques milles de notre camp. Le temps fut doux et agréable. Nous vîmes, au sud, des montagnes très-hautes et couvertes de neige, qui couroient de l'est à l'ouest. Sans doute un grand nombre de bisons a récemment traversé ce pays: nous en aperçûmes quelques-uns; mais comme nous les avions sous le vent, ils décampèrent avant que nous pussions nous en approcher assez pour les tirer. Notre pauvre cheval succomboit d'épuisement, manquant de fourrage et d'eau (32 m. E.).
Ayant franchi, le 26, un col peu élevé à la droite des montagnes, nous sommes entrés dans une ravine qui se dirigeoit à l'est-sud-est, et où nous n'avons pas tardé à trouver de' l'eau. Le lit de ce ruisseau se dirigeant au sud, et n'offrant plus une goutte d'eau, nous l'avons quitté sans hésiter, en marchant au nord-est vers une ravine boisée dans une autre montagne. Quelle fut notre joie lorsqu'auprès de sa base nous aperçûmes un ruisseau dont les bords étoient vaseux, et qui couloit au nord-nord-ouest (14 m. E. S. E., 13 m. E. N. E.) !
Nous profitâmes de notre bonne fortune pour faire reposer notre pauvre cheval, et pour nous refaire de nos fatigues pendant toute la journée du 27. Le sort commençoit à nous être plus favorable. On prit un castor et on tua deux bisons errans.
Le ruisseau, dont la largeur n'étoit que de 10 pieds à l'endroit où nous avions fait halte, en avoit plus de 60 au point où nous campâmes le 28. Après avoir traversé une chaîne de collines, il couloit dans une belle plaine, où il serpentoit en se dirigeant au nord. Nous avions presque toujours suivi ses rives (10 m. N. N. O., 7 m. E. N. E.).
Le 29, nous avons continué à marcher le long de la rivière, qui se fraie un passage à travers de hautes montagnes couvertes de cèdres rouges, puis entre dans une vaste plaine, dont les superbes pâturages, offrent une nourriture abondante à de nombreux troupeaux de bisons: nous en avons tué trois. La plaine est bornée, au nord, par des montagnes basses et nues; au sud, elles sont beaucoup plus hautes, très-raboteuses et parsemées d'un petit nombre de cèdres (3 m. S., 17 m. E. N. E.).
Quoiqu'il eût tombé beaucoup de neige pendant la nuit, nous reprîmes notre route, le 30, de bonne heure. La rivière se dirigeait trop au sud; nous quittâmes ses bords dans l'après midi, pour gravir sur les hauteurs que nous avions devant nous. Comme ce pays élevé étoit dépourvu d'eau, nous sommes descendus le soir dans une ravine profonde et bien boisée, ombragée de petits cèdres. Nous espérions, à chaque moment, arriver à la rivière; mais, à notre grande surprise, le chemin devint impraticable pour notre cheval, ce qui nous obligea de le laisser derrière nous. Au bout d'une petite distance, nous revîmes la rivière réduite à moitié de la largeur qu'elle avoit à l'endroit où nous l'avions passée. Resserré entre des précipices de rochers rougeâtres et hauts de 500 pieds au moins, son lit étoit rempli de masses énormes de pierres, par dessus lesquelles ses eaux se précipitoient avec une violence excessive. Le temps étoit froid; nous prîmes asile, pour la nuit, au milieu des cèdres. Ce ne fut qu'avec des dangers infinis qu'un de nos Canadiens parvint à nous procurer un peu d'eau pour nous et notre pauvre cheval qui nous avoit rejoints (34 m. E. N.E.).
L'escarpement des rochers, qui s'étendoient beaucoup plus loin dans l'intérieur que nous ne l'avions imaginé, nous forcèrent, le 31, de nous écarter beaucoup de notre route. Nous vîmes, dans les plaines hautes, beaucoup de bisons, et, dans les ravines escarpées, de nombreux troupeaux de bouquetins et de cerfs à queue rouge. Le terrain de ces ravines étoit généralement composé di une terre blanche, peu compacte; il y existoit quelques cèdres chétifs. Enfin, nous arrivâmes à un endroit d'où nous dominions sur la rivière; elle s'étoit ouvert un passage à travers des masses de roches rougeâtres, qui obstruent son cours jusqu'à une descente rapide et d'une profondeur si effrayante, que nous en détournâmes naturellement les yeux; la rivière s'y précipite tout entière d'une élévation qui est au moins de 1000 pieds; la vapeur humide, produite par le rejaillissement de l'eau, s'étend à plus d'un mille et le bruit de cette chute s'entend à la distance de 30 milles. Vers le milieu de l'après midi, nous arrivâmes sur les bords de la rivière, au-dessous du saut, par une gorge à laquelle la couleur de ses bords nous fit donner le nom de défilé flamboyant (fiery-narrows) (29 m. N. N. E.).
Il tomba pendant la nuit de la pluie mêlée de neige, puis de la pluie. Malgré l'aspect menaçant du temps, nous passâmes la rivière le 1er novembre de bonne heure; et, 13 milles plus loin, nous en trouvâmes une autre, qui reçut le nom de Cotton-Wood-Creek (ruisseau des peupliers), à cause de la grande quantité de ces arbres qui croissoient sur ses bords. Son lit, sablonneux, large d'une quarantaine de pieds, n'est pas très-profond; son aspect donne lieu de supposer qu'une grande partie de l'eau doit s'écouler par des passages souterrains. Neuf milles plus loin, nous atteignîmes une montagne considérable à travers laquelle la rivière s'ouvre de force un passage pendant 4 milles; le pays s'ouvre ensuite, elle décrit une sinuosité au nord. Nous campâmes sur une pointe basse ombragée par des peupliers et entourée par des saules qui en faisoient un endroit délicieux. La rivière, en cet endroit, avoir 450 pieds de largeur; son courant est très-rapide. Sa direction au nord nous donna lieu de croire que c'étoit la Rivière-Plate. Nous vîmes beaucoup d'élans, de bouquetins et des cerfs qui paissoient le long du pied de la montagne (27 m. N. E.).
Nous avions, le 2, déjà parcouru 6 milles, lorsque, voyant que la rivière continuoit de couler au nord-est, nous n'avons plus eu aucun doute que ce fut la Rivière-Plate. En conséquence, nous tînmes une consultation générale, et nous fûmes unanimement d'opinion qu'en la descendant plus bas, nous rencontrerions in dubitablement les Cheyennes qui viennent souvent sur ses bords. Or, comme un grand nombre de Sioux habite dans leurs villages, ceux de cette dernière nation qui demeurent le long du Missouri ne tarderoient pas à être avertis de notre approche, et se mettroient en embuscade pour nous attendre sur les bords de ce fleuve. D'un autre côté, nous étions tous convaincus qu'il étoit impossible de poursuivre le voyage à pied dans cette saison rigoureuse, à travers un immense pays de prairies où les moyens de se procurer du chauffage sont si précaires. Par conséquent, il falloit trouver un endroit convenable pour nous y établir pendant l'hiver. Notre camp de la veille nous offroit toutes sortes d'avantages; le bois de chauffage et de charpente y est abondant, et le pays voisin est bien fourni de gibier. Nous y sommes donc retournés pour y rester jusqu'à l'époque où la navigation seroit rouverte, bien persuadés de passer toute la mauvaise saison en paix, à l'abri des visites incommodes de nos voisins les sauvages.
Depuis notre départ d'Astoria, nous avions fait 2,174 milles. Une partie de cette longue distance avoit été parcourue inutilement; car, après être allé au sud jusqu'au Miller's - River, nous étions revenus au nord, puis nous étions retournés au sud, et nous avions fini par nous retrouver peu éloignés à l'est du Miller's-River dont les montagnes nous séparoient.
Au bout de huit jours, sous avions construit une cabane qui avoit 18 pieds de long sur 8 pieds de large; les parois avoient 6 pieds de haut. Le foyer étoit dans le milieu, à la manière des Indiens; nous la couvrîmes et l'enveloppâmes de tous côtés avec des peaux de bison, de sorte que nous étions bien à l'abri, Le froid fut d'abord extrêmement rigoureux, et la rivière gela si fort, que nous pûmes marcher sur sa surface, ce qui facilita beaucoup le transport des bisons que nous avions tués; dès le quatrième jour, nous en avions abattu quarante-sept. Le 12, le temps se radoucit, les Canadiens allèrent à la chasse et rapportèrent des bouquetins et des cerfs à queue noire, dont la peau nous étoit très-nécessaire pour en faire da cuir souple. On tua aussi un ours blanc.
Les montagnes que nous avions au sud étoient éloignées de 2 milles; leurs, flancs étoient couverts d'une forêt touffue de sapins et de cèdres rouges qui sortoient des fentes des rochers. Sur les parties hautes, les vastes espaces où croissent les pins sont quelquefois mêlés de trembles. On voit, en différens endroits, des précipices escarpés et des rochers coupés à pic, ce qui fournit une retraite assurée aux troupeaux innombrables de bouquetins, tandis que les sommets et les ravins boisés servent d'asile aux ours et aux cerfs à queue noire. Cette chaîne, qui n'est pas très-haute, s'étend à perte de vue à l'est, au sud, et au sud-ouest.
La situation isolée de notre cabane nous faisoit supposer qu'elle étoit bien cachée, et nous nous imaginions ainsi être à l'abri des recherches actives de la curiosité des espions indiens: quelle fut donc notre surprise lorsque, le 10 décembre, nous entendîmes le cri des Indiens dans notre voisinage ! Nous saisîmes aussitôt nos armes et nous sortîmes; nous aperçûmes alors une troupe de vingt-trois Arapahays. Quand le premier moment d'étonnement mutuel fut passé, ils s'avancèrent d'un air amical, nous disant qu'ils faisoient une excursion de guerre contre les Absarokas, qui leur avoient récemment volé un grand nombre de chevaux et fait prisonnières quelques-unes de leurs femmes: ils se trouvoient en ce moment sur les bords d'une rivière, à six journées de marche au nord. «Nous y allons pour nous venger, ajoutèrent-ils.» Deux jours auparavant, ayant entendu le bruit d'armes à feu, ils virent bientôt après deux de nos gens qui avoient tué des cerfs, ce qui les conduisit à notre cabane. Ils étoient partis depuis seize jours de leur village, situé sur une grande rivière qui est à l'est de celle sur laquelle nous nous trouvons, et qui s'y joint plus bas à une grande distance.
La conduite de ces Indiens étoit plus régulière et plus tranquille que nous ne devions naturellement l'attendre d'un détachement de guerre. Ils élevèrent deux retranchemens de troncs d'arbres, dans lesquels, à l'exception du chef et de son lieutenant, ils se retirèrent de bonne heure pour se reposer. Ces deux derniers eurent la permission de dormir dans notre cabane. Nous fîmes tour à tour sentinelle pendant toute la nuit. Ces sauvages mangèrent avec une voracité extrême; ils s'en allèrent, le 11, de bonne heure, emportant une grande partie de notre meilleure viande, que nous leur donnâmes volontiers. Ils nous avoient aussi demandé des munitions qui leur furent refusées péremptoirement; ils n'insistèrent pas.
Nous ne fûmes pas plus tôt débarrassés de la visite désagréable de nos hôtes que, réfléchissant au danger de notre position, puisque nous n'étions éloignés d'un côté que de deux journées des Absarokas, et, de l'autre, de cinq des coquins qui avoient volé M. Miller et ses chasseurs sur le Big - Horn, nous jugeâmes que la bonne conduite des Indiens, dans la circonstance actuelle, n'avoit eu pour but que de calmer nos soupçons, pour nous faire concevoir de la sécurité, afin qu'ils pussent revenir en plus grand nombre et nous surprendre lorsque nous serions moins sur nos gardes. Il fut décidé, en conséquence, d'abandonner notre retraite aussitôt que nous aurions préparé assez de cuir pour nos besoins.
Les Indiens avoient eu la délicatesse de nous laisser notre fidèle cheval, non pas pour nous rendre service, mais parce qu'il leur auroit été plus incommode qu'utile, et certainement en se proposant de nous en débarrasser à leur prochaine visite.
Nous nous remîmes en route le 13 décembre. La neige avoit quinze pouces d'épaisseur. Le pays étoit nu, on ne voyoit qu'un petit nombre de peupliers le long de la rivière; les bisons étoient nombreux dans les fonds. La seule nourriture que nous pouvions donner à notre cheval consistoit en écorce de peuplier et en sommités de saule. Notre marche étoit très-fatigante, parce que la neige n'avoit pas assez de force pour nous supporter; nos pieds se trouvoient en très mauvais état. Tous ces inconvéniens nous ont fait songer à camper, pour le reste dé l'hiver, dans le premier endroit convenable. Nous pensions qu'il valoit mieux courir le risque de mourir les armes à la main, plutôt que de périr de fatigue.
A mesure que nous avancions, nous trouvions la neige plus profonde: la vallée où couloit la rivière s'élargissoit; il y croissoit des arbres assez grands pour en faire des canots; les montagnes, qui prenoient naissance au-dessus de notre cabane et se prolongeoient parallèlement à la rivière et à peu de distance de ses bords, s'abaissoient et n'étoient plus que des collines médiocres; mais, à peu près à 50 milles au sud, nous apercevions une autre chaîne plus haute.
Nous avions traversé plusieurs ruisseaux. Le 17, nous passâmes la rivière qui se dirigeoit au sud vers les montagnes; les peupliers qui ornoient ses bords devenoient moins hauts, ils étoient entremêlés d'aunes. Après avoir reçu, à gauche, un affluent qui étoit ombragé de beaux arbres et venoit du nord-est, la rivière s'enfonçoit au sud dans des montagnes rocailleuses; croyant abréger notre route, nous nous en éloignâmes le 18; le pays devint tellement inégal et âpre, qu'il fallut revenir sur les bords de la rivière, et suivre ses sinuosités sur la glace: quelquefois nous marchions sur un terrain uni; enfin, le 21 , nous sortîmes des défilés. Ils sont formés de montagnes rocailleuses dont les parois escarpées bordent la rivière; dans les crevasses croissent des cèdres et des pins; dans les terrains unis, on voit des frênes et des chênes blancs. Depuis que nous eûmes quitté les montagnes, la neige disparut presque entièrement. La température ressembloit à celle d'un automne très-doux; les frênes étoient plus communs, les fonds étoient mieux boisés et plus étendus; la rivière couloir plus directement à l'est. Le 23, nous étions arrivés dans un endroit où elle couloir sur un fond sablonneux, et se divisoit en plusieurs canaux.
Nous venions de parcourir 254 milles, en nous dirigeant généralement à l'est sud-est. Le 24, nous nous remîmes en route, le bassin de la rivière s'élargissoit beaucoup; l'herbe avoit huit pouces de hauteur: on apercevoit des multitudes de bisons qui paissoient, et parmi eux quelques chevaux sauvages. A mesure que nous avancions, les montagnes au sud se rapprochoient de nous; elles sont extrêmement raboteuses; on y distingue quelques cèdres. Les bisons devenoient plus rares, la neige avoit quinze pouces d'épaisseur, quoiqu'il n'en eût pas tombé depuis que nous avions abandonné notre cabane. Un peu plus loin, les montagnes au sud s'abaissèrent.
Le froid étoit devenu excessif le 27, nous avions fait 77 milles. Alors, considérant que, la veille, notre vue s'étoit portée jusqu'à 50 milles au moins, à l'est, sans découvrir un seul arbre, et que même dans le cas où il y auroit du bois flotté le long de la rivière, comme nous en avions déjà rencontré, l'épaisseur de la neige nous empêcheroit de le trouver, nous prévîmes quelle seroit notre misère si nous étions surpris dans ces plaines immenses par un ouragan de neige, que tout nous donnoit lieu d'appréhender journellement. Le pays devant nous étoit tellement inhospitalier, que même les animaux le désertoient. Nous n'avions donc rien de mieux à faire que de rebrousser chemin jusqu'à un endroit où nous serions sûrs de pouvoir nous procurer du bison pour nous nourrir, et du bois pour construire des canots, en attendant que la navigation fût rouverte.
Le lit de la rivière étoit large d'un mille et demi, formé de sable mouvant, et divisé en canaux innombrables; ses rives basses étoient absolument nues. Tous ces caractères différoient tellement de ceux par lesquels on nous avoit décrit la rivière Qui-court ou Rapide, que nous en conclûmes que, nous étant dernièrement trop dirigés au sud, nous nous trouvions décidément sur les bords de la grande Rivière-Plate.
Étant revenus le 30, à peu près à l'endroit où nous avions campé le 23, nous y fixâmes notre séjour, parce qu'il nous offroit tout ce que nous pouvions désirer. Notre cabane fut terminée le 6 janvier 1813. Le même jour nous nous mîmes à abattre et à façonner des arbres pour construire notre canot.
Le 7 mars, voyant que la rivière étoit dégelée depuis plusieurs jours, et que le beau temps paroissoit devoir durer, nous halâmes nos canots au bord de l'eau, afin d'être prêts à partir le lendemain. Un oie sauvage que nous aperçûmes l'après midi, et que nous tuâmes pour notre dîner, confirma nos pronostics sur l'approche de la belle saison.
Nous nous embarquâmes donc le 8 mars; mais l'eau étoit si peu profonde, qu'après avoir parcouru une distance peu considérable, nous fûmes obligés de descendre à terre. Ensuite le temps devint si mauvais, que nous suspendîmes notre départ jusqu'au 21. Ce jour-là nous allâmes jusqu'à l'endroit où nous avions campé le 26 décembre. Le lendemain nous renonçâmes au voyage par eau; il fut décidé que nous continuerions à marcher, notre pauvre cheval nous suivoit.
Le temps fut très-froid jusqu'au 30. Nous avions constamment traversé un pays plat. Les montagnes au sud se rapprochoient en quelques endroits des bords de la rivière qui baignoit leur base; elles étoient composées de calcaire bleuâtre, ensuite elles s'éloignoient et s'abaissoient. Lorsqu'elles se rapprochoient, elles étoient sablonneuses. Le sol devenoit meilleur à mesure que nous avancions. Nous trouvâmes de la paille, nous n'en avions pas, rencontré depuis les plaines de la Columbia. Les arbres étoient toujours très-rares. Le 29, en ramassant du bois flotté pour nous chauffer, nous vîmes plusieurs monceaux qui avoient été coupes avec la hache tout près de terre, mais nous ne pûmes deviner à qui ce travail étoit dû. Quelquefois nous avons passé près de vastes marécages remplis d'oies, de canards et de toutes sortes d'oiseaux aquatiques. Le pays devant nous ressembloit à. l'Océan; un promontoire se présentoit au nord, tandis qu'au sud, la plaine s'étendoit à perte de vue, les bisons fournissoient toujours à notre nourriture (172 m. E. S. E.).
Dans la journée du 30, nous avons passé devant trois camps indiens; suivant toutes les apparences, ils avoient été occupés, l'année dernière par des hommes qui avoient fait la chasse aux bisons dans le dessein d'en tirer le meilleur parti possible; on reconnoissoit à différentes marques, qu'ils avoient étendu les peaux pour les préparer; les crânes étoient vidés de leurs cervelles; le fumier réuni en tas nous convainquit même que, contre la coutume de la plupart des sauvages, les panses avoient été conservées; nous trouvâmes enfin dans un de ces camps un certain nombre de noyaux d'épis de maïs. Tous ces indices nous ont fait conjecturer que des Panis ou des Ottos avoient habité ces camps, surtout lorsque dans l'après midi nous sommes arrivés à une île bordée de grands arbres; son aspect répondoit parfaitement à la description qu'on nous avoit faite de celle qui doit se trouver à une certaine distance au-dessus du confluent de la Rivière-Plate et de la Rivière du Loup; nous avons donc pensé que nous étions à cet endroit. A un mille au-dessus de l’ile, une grande rivière venant du sud se joignoit à la Rivière-Plate; mais des marais nous ayant empêchés d'aller sur les bords de celle-ci jusqu'au point opposé au confluent; je sais seulement, d'après le rapport de mes gens qui l'avoient observée de dessus les montagnes en chassant, que l'affluent est presque aussi considérable que la rivière principale que nous suivions. Les montagnes du sud se rapprochent de la rivière, immédiatement au-dessous du confluent, et touchent ses bords: au-delà, on aperçoit, le long de leur base qui semble toujours être contiguë à l'autre canal de la rivière, des touffes d'arbres qui se prolongent aussi loin que la vue peut s'étendre; de notre côté, au contraire, on n'en voyoit qu'à 3 milles de distance.
Le pays est gras et fertile; l'herbe a six pieds de haut; des ruisseaux apportent le tribut de leurs eaux à la grande rivière; leurs bords sont bien garnis de saule et servent de retraite à un grand nombre de castors. Les antilopes et les chevaux sauvages avoient disparu depuis trois jours; mais on voyait encore des bisons, des cerfs et des élans.
Nous suivions un chemin des Indiens, il ne traversoit qu'un seul marais; mais la grande quantité d'oiseaux aquatiques que nous découvrions de temps en temps nous donnoit lieu de penser que les terrains marécageux ou inondés devoieut être nombreux.
Cette première île de la Rivière-Plate a, d'après notre calcul; 32 milles de longueur et 10 de largeur, ce qui est bien loin de 90 milles, sur 30 qu'on lui donnoit. Nous arrivâmes, le 2 avril, à son extrémité. Les montagnes de notre côté s'abaissoient toujours davantage; enfin elles disparurent entièrement; une chaîne plus haute, éloignée de 12 milles, les remplaça (94 m. E. S. E.).
A mesure que nous avancions, les arbres étoient devenus de plus en plus rares; le 2 et le 3 avril nous n’en apercevions plus un seul d'aucun côte de la rivière: ceux que l'on voyoit se réduisoient à de petis peupliers qui ne croissent que sur les îles nombreuses dont son lit est coupé; par conséquent, il n'a pas beaucoup de profondeur. Ensuite le pays se couvrit davantage; à notre gauche, le long des montagnes parallèles à la Rivière-Plate. Il est très-probable qu'une rivière coule le long de leur base, et ce ne peut être que ëelle du Loup.
Le sentier des Indiens que nous suivions, cessa tout-à-coup le 3, de sorte que nous fûmes obliges, comme auparavant, de prendre les bords, de la rivière pour guides. Depuis deux jours nous n'apercevions plus de notre côté ni bisons ni traces de ces animaux; en conséquence, le 4, nous avons traversé la rivière dans un endroit où elle se partage en dix canaux; le sable de son lit étoit tellement mobile, que notre cheval eut beaucoup de peine à passer. L'eau n'avoit nulle part plus de deux pieds de profondeur (34 m, E. S. E.).
Nous avons retrouvé le sentier des Indiens à la rive méridionale; on ne voyoit plus du tout de montagnes de ce côté, celles de la rive septentrionale s'abaissoient beaucoup.
Une cabane de paille que nous avons trouvée dans un vieux camp indien étoit habitée par trois squâs qui parurent très-effrayées de notre arrivée. Un instant après, elles nous firent entendre qu'elles étoient de la nation des Panis. Nous eûmes beau leur parler dans la langue de leurs voisins les Ottos, leur donner de la viande sèche et leur prodiguer les marques d'amitié, elles ne cessèrent pas de paroître très-agitées, et nous tinrent des discours que nous ne pûmes comprendre, sinon qu'il y avoit des hommes blancs dans le pays à peu de distance.
Ayant vidé des cygnes que nous venions de tuer, nous trouvâmes dans leur jabot plusieurs morceau de l'espèce de racine que lés Indiens de la Columbia retirent de terre au-dessous des chutes et qu'ils nomment ouapato.
Le 6 avril, nous n'apercevions plus de collines d'aucun côté de la rivière; les arbres étoient plus nombreux, surtout au nord; c'étoient des peupliers, des ormes, des aunes, des frênes et des saules blancs, entremêlés de broussailles presque impénétrables de saules rouges et communs, et d'autres arbrisseaux. Cependant les castors ne sont pas nombreux. Depuis que nous avions quitté les plaines de la Columbia, nous n'avions presque pas trouvé de racines comestibles; enfin nous en rencontrâmes que-les Ottos nomment lô, et les Canadiens pommes de terre; elles sont rarement plus grosses qu'un œuf de poule, leur peau est rude, brune, et verruqueuse; elles ne sont jamais à plus de six pouces de profondeur en terre; bouillies, elles ressemblent beaucoup aux patates (79 m. E. S. E.).
Nous avens passé, le 8, devant l'extrémité orientale d'une autre île plus grande dont la longueur, d'après notre estime, doit être de 72 milles, et la largeur de 24. Elle est bien boisée et fournit une retraite excellente à des troupes d'élans et de cerfs et à quelques castors. Depuis quelques jours, on ne voyoit plus de bisons; cependant leur bouse et d'autres marques du séjour des Indiens que nous avons rencontrées partout, nous ont donné lieu de présumer qu'une bande de Panis a passé l'hiver le long de la Rivière-Plate; et, comme la neige étoit encore visible sur les dernières montagnes que nous apercevions au nord, nous en conclûmes que cette saison a été extrêmement rigoureuse, autrement.les bisons ne seroient pas descendus si bas, ce qui ne leur arrive pas souvent. Lés Indiens ont sans doute voyagé au sud dès le commencement du printemps, lorsque ces animaux quittoient les bois.
Toutes les routes les plus fraîches finissoient sur les bords de la rivière pour passer â la Grande-Ile, et se diriger ensuite vers le principal village des Panis, qui est actuellement sur la Rivière du Loup. Nous n'avions plus pour nous guider qu'un sentier assez peu distinct, qui autrefois alloit sans doute très-loin, mais qui n'a pas été fréquenté depuis plusieurs années: nous pensions qu'il nous meneroit à l'ancien village de ces Indiens. Nous y marchions avec plaisir, parce que l'herbe n'étoit pas si haute que dans les autres parties de la plaine.
Il étoit difficile de juger de la largeur de la rivière, parce qu'elle est coupée d'un si grand nombre d'îles, que l'on voit rarement tout à la fois son étendue d'un bord à l'autre. Le 10, elle nous parut de 2 à 3 milles. Toutes ces îles sont bien boisées, tandis que le pays de chaque côté est nu (113 m. E. S. E.).
Le 11, un Indien de la nation des Ottos se joignit à nous. J'envoyai deux de nos gens avec lui à son camp pour nous procurer des renseignemens sur l'endroit où nous nous trouvions. J'obtins tous ceux que je pouvoir désirer, ce qui me tranquillisa beaucoup sur notre position. Nous vîmes aujourd'hui l'embouchure de la Rivière du Loup: elle a près de 600 pieds de largeur; son eau est claire, rapide et profonde de 5 pieds. Le cours de cette rivière est très-long. Elle prend sa source dans plusieurs lacs considérables situés au milieu d'une belle plaine. Tous les affluens qui lui apportent le tribut de leurs eaux sont très-bien boisés.
Le long de cette rivière et de ses afluens, on rencontre plusieurs villages de Panis-Mahaas ou Loups. Ils poussent quelquefois leurs parties de chasse au sud jusqu'à la rivière des Kanzès, et même jusqu'aux frontières du Nouveau-Mexique.
Ces Indiens regagnent leurs villages au commencement d'avril, sèment leur maïs, ainsi que des courges et des fèves vers la fin de mai; et, lorsque les plantes ont acquis une certaine hauteur, ils en abandonnent le soin à la Providence pour retourner à la chasse. Au mois d'août, ils reviennent à leurs villages, font la récolte, la serrent dans des trous creusés exprès, puis vont de nouveau à leur occupation favorite qu'ils ne quittent qu'au mois d'avril.
Les grands Panis font tous les ans à peu près 150 paquets de peau de bison et 20 paquets de castor; les Loups font 100 des premiers et 12 des seconds.
Une nouvelle espèce de gibier, que nous rencontrâmes le 11, nous fut fort agréable. C'étoit un dindon sauvage: nous n'en avions pas encore vu.
Nous trouvions souvent des traces de village de Panis, en continuant à suivre la direction de la rivière; quelquefois le terrain s'élevoit, et nous traversions des plateaux et des collines. Les îles et le bord opposé de la rivière étoient couverts de frêues, de chênes, de noyers - hickory, etc. Le 13, le temps fut très-froid pour la saison; et, dans l'après midi, il tomba de la grêle et de la pluie mêlée de neige. Trois de nos compatriotes, que nous rencontrâmes ce jour-là dans un village d'Ottos, nous apprirent que l'hiver avoit été excessivement rigoureux sur le Missouri. Ils étoient partis de Saint-Louis depuis six semaines. Nous leur donnâmes notre cheval; et, en échange, ils nous procurèrent un canot de cuir et des provisions suffisantes pour nous transporter au Fort-Osage (102 m. E.).
Les Ottos et les Missouris sont de force égale, et peuvent mettre conjointement 300 combattans en campagne. Ils ont demeuré ensemble depuis un grand nombre d'années, et se sont tellement mélés les uns avec les autres par les mariages, qu'on peut les regarder avec raison comme ne formant qu'un même peuple, surtout leurs usages, leurs mœurs et leurs occupations étant absolument les mêmes. Le village où nous étions consiste en une trentaine de cabanes qui renferment chacune deux à quatre familles; on en construit plusieurs nouvelles. Elles ressemblent assez à celles des Panis, mais sont moins grandes. On fiche une perche en terre, au point où l'on veut que soit le milieu de la cabane, puis on y attache par un bout une corde longue de 40 pieds qui sert à décrire un cercle en promenant son autre extrémité; de 10 en 10 pieds, on enfonce une baguette en terre pour marquer les endroits où doivent être placés des pieux fourchus de 8 pieds de hauteur et de 4 pouces de diamètre qui forment la circonférence extérieure; on pose en travers des pièces de bois droites de la même dimension, et d'autres beaucoup plus petites qui ont une extrémité en terre et sont appuyées contre les dernières. On ajoute ensuite six grosses fourches d la moitié de la distance entre le centre de la cabane et l'extrémité; elles ont 12 pieds de hauteur, et servent à soutenir de fortes poutres qui supportent cent vingt perches qui se dirigent vers le milieu, laissant un trou large de 2 pieds pour laisser passer la fumée. Des branchages de saules sont placés entre les poutres extérieures et les perches du toit; on recouvre le tout de paille et d'un pied de terre battue. Une espèce de corridor, haut de 7 pieds, large de 6 et long de 15, forme l'entrée de la maison. La porte consiste généralement en une peau d'élan ou de bison. Le plancher est de 18 pouces plus bas que la terre en dehors; on creuse entore davantage la place du foyer. Une très-longue perche s'élève auprès et sort de la cheminée. C'est là que les Indiens suspendent leurs sacs de médicamens et leurs attirails de guerre, soigneusement entourés d'un grand nombre d'enveloppes pour les préserver des injures de l'air.
Notre canot fut fini le 15. Il consistoit en une carcasse en bois longue de 20 pieds, large de 4 et profonde de 18; elle étoit recouverte de peaux de bison et d'élan cousues ensemble avec des fibres d'animaux. Les coutures étoient enduites de terre; nous le faisions mouvoir avec des pagayes.
Le 16, nous nous embarquâmes. Le vent nous contraria beaucoup; néanmoins, le 18, nous entrâmes dans le Missouri (45 m. E.).
Les bords de la Rivière-Plate ne nous offrirent pas beaucoup de changement; cependant les collines voisines étoient bien boisées.
Arrivés, le 23, à un endroit où nos compatriotes avoient passé l'hiver, nous y trouvâmes deux canots en bois; nous prîmes le plus grand. Le 24, après midi, nous attérîmes au Fort-Osage. Il a été bâti en 1808, et a fourni les moyens de maintenir en paix les Kanzès, peuple très-turbulent. On y a établi un comptoir, où les différentes tribus voisines, et surtout les Osages, viennent commercer, quoiqu'ils aient porté leur village plus loin (298 m.).
Le major Clinson, commandant du Fort-Osage, nous ayant généreusement fourni une provision suffisante de lard, de farine, etc., nous nous rembarquâmes le 26. Depuis que nous étions sur le Missouri, nous apercevions, à droite et à gauche, des rivières sans nombre qui lui apportoient le tribut de leurs eaux. Le continent et les îles offroient des forêts plus touffues que celles de la Rivière-Plate; mais les espèces d'arbres étoient peu variées; elles le devinrent davantage à mesure que nous approchâmes du Mississipi; alors nous vîmes des peupliers, des érables, des frênes, des noyers, des noyers-hickorys, des mûriers, des ormes, des chênes, des aunes, indépendamment des arbrisseaux, tels que les cornouillers, et une prodigieuse quantité d'arbustes. Le gibier est aussi plus commun; on rencontre des élans, des cerfs, des ours noirs, des ratons, des chats et des dindons sauvages; la rivière abonde en poissons excèllens (175 m.).
Le sol est d'une fertilité prodigieuse, excepté sur les collines et les montagnes dont la surface raboteuse semble défier tous les efforts de l'homme.
Le Missouri, depuis que nous naviguions dans ses eaux, a un quart de mille à un mille de largeur; son eau est extrêmement bourbeuse. Partout où il forme un coude, il est rempli de troncs d'arbres qui, entraînés par la chute des bords où ils croissoient, se sont fixés dans son lit, et rendent ces passages très-dangereux quand on ne les connoît pas.
Beaucoup de blancs se sont fixés sur ces coudes pour cultiver la terre et fonder des scieries. Ce sont généralement des émigrans du Kentuckey. Ces établissemens s'étendent, en ce moment, jusqu'à une distance de 198 milles en remontant le Missouri.
Le 1er mai, nous sommes arrivés à la ville de Saint-Louis, tous bien portans, après un voyage de dix mois, pendant lesquels nous avions éprouvé beaucoup de dangers, de privations et de fatigues, et, je puis ajouter, toutes les misères que des hommes peuvent endurer.
Nous avions parcouru 3768 milles depuis Astoria, il en restoit encore 1345 à faire avant d'arriver à New-York; mais je ne devois voyager que parmi des hommes civilisés et des compatriotes.